Migrations internationales : à qui profite la fuite des cerveaux ?
Les changements organisationnels dans l’industrie, l’automatisation intense des processus de production, le poids croissant des services dans l’économie ont engendré d’importants besoins de main-d’œuvre qualifiée et hautement qualifiée dans les pays développés. Cette tendance, conjuguée au vieillissement de leur population, a incité la plupart de ces pays à ouvrir leurs frontières et à se livrer entre eux à une concurrence accrue pour attirer et garder les migrants les plus qualifiés. Pratiquées depuis longtemps par les États-Unis, le Canada, l’Australie ou la Nouvelle-Zélande, les politiques d’immigration sélective ont gagné l’Europe depuis les années 1990. Si l’« immigration choisie » est un slogan récent dans la bouche de certains hommes politiques, ce n’est pas une idée neuve.
Des politiques d’immigration de plus en plus sélectives :
Fin 2000, plus de 17 millions de diplômés de l’enseignement supérieur vivaient dans un pays de l’OCDE dont ils n’étaient pas originaires. Parmi eux, 60 % provenaient d’un pays non membre de l’OCDE (30 % environ d’Asie). Des chiffres à mettre en relation avec les politiques d’immigration sélective – fondées sur des critères de diplôme, d’expérience professionnelle, de maîtrise de la langue – mises en place par certains pays (l’Australie, le Canada, dans une moindre mesure le Royaume-Uni, l’Irlande, la Nouvelle-Zélande et la Norvège, et plus récemment la France) pour répondre à leurs besoins de main-d’œuvre qualifiée.
Ce sont eux qui enregistrent la plus forte proportion d’immigrants hautement qualifiés. Dans ces pays, entre 30 % et 40 % des immigrés possèdent un diplôme supérieur. Aux États-Unis, 25 % des titulaires d’un doctorat sont nés à l’étranger. Ce pourcentage monte à 45 % en Australie, à 54 % au Canada. Depuis une décennie, ces politiques restrictives ont été renforcées. C’est le cas en Australie, au Canada, en Nouvelle- Zélande, où elles reposent sur des systèmes de points attribués aux candidats à l’immigration en fonction de critères liés à leurs caractéristiques démographiques ainsi qu’à leur capital humain et social. Ou encore aux États-Unis qui, entre 1998 et 2003, ont fortement augmenté le quota annuel de visas délivrés aux travailleurs temporaires qualifiés (de 65 000 à 195 000).
Les pays de l’OCDE en compétition pour attirer les travailleurs qualifiés :
L’assouplissement des conditions d’entrée ne suffit pas toujours à atteindre l’objectif d’attractivité des migrants très qualifiés. Nombre de pays, en Europe notamment (Belgique, Pays-Bas, Irlande, Suède, Norvège, France), y ajoutent des mesures facilitant l’accès des conjoints au marché du travail, voire des incitations fiscales. Tous veillent à promouvoir leurs programmes d’immigration destinés aux personnels qualifiés par le biais d’Internet ou d’agences spécialisées qui vantent leur image à l’étranger.
Cette ouverture des politiques migratoires aux qualifiés, et le rôle important joué par les migrations de ce type de travailleurs dans la mondialisation, n’impliquent pas pour autant l’existence d’un marché du travail qualifié entièrement mondialisé . D’abord, parce que les migrations de travailleurs qualifiés sont faibles au regard des flux de diplômés dans les pays d’origine des migrants. Ensuite, du fait de la persistance de freins à la mobilité (reconnaissance des diplômes, maîtrise de la langue du pays d’accueil dans les pays non anglophones). Enfin, parce qu’il existe toujours des contrôles stricts dans les procédures de recrutement.
Les effets peiyers des politiques sélectives :
Le capital humain joue un rôle important dans la croissance économique. Former, attirer et retenir les ressources humaines nécessaires est un enjeu essentiel dans l’économie de la connaissance. C’est même vital pour les pays développés qui, du fait du vieillissement de leur population, risquent de connaître à l’avenir de fortes tensions sur le marché du travail. Le recours à l’immigration apparaît donc comme une solution attractive. D’autant plus que les migrants qualifiés rapportent plus qu’ils ne coûtent aux finances publiques (ils paient plus d’impôts et de taxes qu’ils ne perçoivent de prestations).
Pourtant, les politiques d’immigration sélective se heurtent à leurs propres limites. Limites techniques d’abord. Il est en fait difficile de définir des critères mesurables permettant d’identifier les « bons candidats » à l’immigration, surtout si l’on vise non plus de simples ajustements du marché du travail à court terme, mais un soutien à long terme du développement économique. Ensuite, l’expérience montre que les politiques migratoires ont un impact sur les entrées de travailleurs immigrés, mais peu d’effets sur leurs sorties. Seule une part limitée de l’immigration peut être « choisie ». Au bout du compte, le recours à l’immigration « choisie » risque de retarder la mise en place de politiques de formation nécessaires aux équilibres de long terme du marché du travail.
Pourquoi le Nord gagne et le Sud s’appauvrit :
Si les pays du Nord ont un intérêt certain à l’accueil de migrants qualifiés, c’est souvent au détriment des pays de départ. Nous l’avons vu, c’est par les migrations de leurs travailleurs que les pays du Sud les moins avancés participent à une mondialisation qui, par ailleurs, les marginalise. Les transferts de fonds par les migrants vers leur pays d’origine sont ainsi devenus la deuxième, voire la première source d’entrée de capitaux dans ces pays, loin devant les investissements directs, l’aide publique au développement ou les flux de capitaux à court terme. Pour certains pays, ces flux représentent environ 10 % (Maroc), 12 % (Mali), 15 % (Salvador), voire 25 % à 30 % du PIB (Liban). Un puissant levier de développement… qui recèle pourtant bon nombre d’effets pervers.
En pratiquant des politiques d’immigration sélective, les pays du Nord influent sur les migrations de travailleurs qualifiés et contribuent à la fuite des cerveaux des pays du Sud. Les effets de cette dernière sont toujours positifs pour les pays d’accueil, qui gagnent des travailleurs qualifiés qu’ils n’ont pas eu à former. Pour les pays du Sud, ils sont ambivalents. Ils peuvent être dans certains cas positifs. Si, par exemple, le taux d’emploi des diplômés est très faible dans le pays de départ, celui-ci pourra tirer parti de sa diaspora qualifiée. En revanche, au-delà de certains seuils, les effets du brain drain sont très négatifs pour les pays d’origine.
Mais il est important de souligner que la fuite des cerveaux n’affecte pas tous les pays de la même manière : les taux d’expatriation de qualifiés sont très élevés (en moyenne, de 32 %) pour les petits pays les plus pauvres et les pays à population moyenne les plus pauvres. En revanche, ils sont plus faibles pour les pays à population élevée (13 % en moyenne) mais restent très élevés pour les plus pauvres d’entre eux (37 % pour le Kenya, 26 % pour le Vietnam, etc.). Il existe en réalité des seuils (de 15 % à 20 %) au-delà desquels l’expatriation des qualifiés est très dommageable aux pays d’origine. Mais, en dessous de ces seuils, les pays peuvent même en bénéficier. Or les politiques sélectives ne tiennent pas compte de cette différence fondamentale entre les pays de départ…
Les migrants qualifiés s’installent plus souvent de manière définitive dans le pays d’accueil, notamment parce qu’ils peuvent satisfaire plus facilement aux conditions imposées pour le regroupement familial. Ils transfèrent moins de fonds dans leur pays d’origine, dont les montants diminuent au fur et à mesure que l’installation dans le pays d’accueil dure. Or cette baisse pèse sur les taux de croissance, d’autant plus que les autres types de transferts (investissements directs, capitaux à court terme) fuient les pays à faible stock de capital humain. D’où un cercle vicieux : moins de capital humain, c’est moins d’IDE, moins de croissance… et plus de candidats à l’émigration. Selon les travaux d’économistess, une augmentation de 10 % du niveau de qualification des migrants fait baisser le volume des transferts vers les pays d’origine par rapport au PIB (de -1 % en moyenne).
En outre, pour les pays les moins avancés, la fuite des cerveaux est une perte dans la reproduction du capital humain. Elle est responsable de la diminution du taux de scolarisation et a un impact négatif sur le produit par tête et la productivité.
L’on peut schématiser ainsi ces effets pervers. Le chômage des diplômés dans les pays du Sud provoque l’expatriation des qualifiés, ce qui engendre une réduction du stock de capital humain. Ce qui contribue à détériorer les conditions d’investissement domestique et d’attraction des investissements étrangers qui ont besoin d’un minimum de capital humain pour diffuser des connaissances dans les pays d’accueil. D’où un appauvrissement et un renforcement des inégalités qui favorisent l’émigration de personnes désespérées, qui partent parfois au péril de leur vie (les « Harraga » en Algérie, les migrants d’Afrique subsaharienne, etc.). En réaction, les pays d’accueil renforcent leurs politiques répressives et sélectives, comme l’illustre le contenu du récent Pacte européen sur l’immigration qui se réduit essentiellement à des mesures répressives.
Au total, la dimension la plus active de la participation des pays moins avancés à la mondialisation concerne les migrations internationales et, en particulier, les migrations de qualifiés, en dépit des restrictions considérables qui pèsent sur la mobilité du travail. Le stock de capital humain (les migrations de diplômés) du Sud est plus que jamais absorbé par les besoins du Nord qui, partout, met en place des politiques sélectives favorisant les migrations des travailleurs qualifiés, tout en décourageant les autres formes de migrations internationales. Ce qui contribue au décrochage des pays du Sud.