Les risques liés à la privatisation des savoirs
Les droits de propriété intellectuelle (DPI) constituent ainsi des institutions clés du capitalisme basé sur la connaissance et la finance. Mais leurs effets peuvent être contradictoires. Ainsi, ils peuvent aussi bien stimuler la production de connaissances en garantissant aux firmes innovatrices le monopole des gains sur les fruits de leurs dépenses de recherche, qu’en freiner la diffusion.
La privatisation de la connaissance permet, en principe, de favoriser l’investissement dans le savoir, la R&D, l’innovation et donc de rendre compétitive l’économie d’un pays dans le domaine. Ce serait le fondement de la compétitivité américaine. Mais il y a débat sur l’impact des DPI. Certains économistes estiment ainsi que si les investisseurs ne viennent pas dans les pays en développement, c’est parce qu’il n’y a pas d’institutions protégeant les droits de propriété intellectuelle des firmes. D’autres soutiennent la thèse inverse. D’un point de vue théorique, l’effet de monopole créé par le brevet peut inciter les entreprises à venir dans les pays mettant en place des droits de propriété intellectuelle. Mais, en entravant la diffusion des connaissances et en bridant les capacités d’imitation et de rattrapage technologique des firmes locales, ces institutions peuvent avoir des effets négatifs sur le pays d’accueil. Des travaux empiriques ont en effet montré que l’existence de telles institutions ne permettait pas d’augmenter l’attractivité des pays en développement pour les investissements directs étrangers.
Une partie de la science ouverte risque d’être phagocytée par cette privatisation. Nous l’avons précisé, il est désormais possible de breveter le vivant. En dehors même des questions éthiques, le brevetage aboutit à la marchandisation et à la privatisation d’un patrimoine qui est « commun » : la vie ! Dans le domaine biomédical, dont celui de la biopharmacie, l’on assiste ainsi à une multiplication des brevets sur des connaissances de base qui sont autant d’outils de recherche. Aux États-Unis, dès 1980, a été autorisé le dépôt de brevet sur des recherches financées sur fonds publics. En 1987, il devenait possible de breveter toute matière biologique ayant nécessité l’intervention de l’homme pour être mise au jour. En 1991, le National Institute of Health a déposé plusieurs brevets sur des séquences partielles d’ADN. Suivirent des dépôts de brevets sur des gènes impliqués dans le déclenchement de maladies. De considérables avancées dans la possibilité de breveter le vivant.
C’est pourquoi certains économistes qualifient les politiques d’appropriation du savoir de «nouvelles enclosures», par analogie avec le mouvement des enclosures (clôtures) qui s’est produit en Angleterre du XII au XVI siècle. La politique des enclosures avait alors transformé l’agriculture traditionnelle anglaise, reposant sur la propriété partagée et l’usage collectif des terres, en un système de propriété privée au profit des riches propriétaires. Aujourd’hui, les nouvelles « clôtures » érigées s’analysent comme une privatisation du savoir, facteur clé de l’accumulation capitaliste, comme le furent les enclosures autour de la terre, principale ressource productive de l’époque. De même que les enclosures avaient fortement appauvri la population rurale anglaise, les « nouvelles enclosures » dressées par le système de propriété intellectuelle peuvent avoir aujourd’hui un effet dépressif sur l’innovation et l’accumulation du savoir, et porter atteinte au développement économique et social des pays du Nord et du Sud.
La tendance à la privatisation des connaissances présente un certain nombre de risques. Tout d’abord, le recours croissant aux droits de propriété intellectuelle se traduit par une augmentation des coûts. Par ailleurs, la privatisation des savoirs peut se révéler contre-productive, au sens où elle est susceptible de provoquer à terme un ralentissement, voire un blocage, de l’innovation. Enfin, l’appropriation des connaissances par les grands oligopoles pose des problèmes d’équité, notamment à l’égard des générations futures et des pays du Sud.
Une augmentation des coûts:
La prolifération des dépôts de brevets tend à aller à rencontre de l’intérêt général, car elle entraîne d’importants surcoûts (coûts des dépôts, de l’entretien des brevets, de règlement des litiges et de transaction ). De plus, la brevetabilité du vivant et, dans une moindre mesure, celle du logiciel se sont traduites par des blocages liés à l’étendue des brevets.
Un premier blocage apparaît en cas de fragmentation excessive des droits. Ceux-ci sont accordés à de petites parcelles de savoir, si bien que l’exploitation de l’invention nécessite de réunir de nombreuses licences, qu’il faut négocier avec différents agents, d’où l’augmentation des coûts de transaction. Une situation fréquente dans les sciences de la vie, où des brevets sont attribués sur des fragments de gènes, mais qui touche également le domaine des semi-conducteurs. Dans le domaine du vivant, la fragmentation et l’appropriation exclusive des biens communs de la connaissance par les firmes privées risquent d’entraver la recherche et la production de nouvelles connaissances .
Un second blocage de l’innovation vient de ce que les brevets peuvent avoir une étendue trop large. Dans le domaine du vivant, il existe des procédures qui donnent au détenteur d’un brevet des droits sur des découvertes ultérieures. Là encore, le caractère flou de la répartition des droits des différents agents impliqués tend alors à augmenter les coûts de l’accès aux innovations.
Risque de ralentissement de l’innovation :
Le recours croissant aux droits de propriété intellectuelle, notamment en ce qui concerne les connaissances de base dans les sciences de la vie, mais également dans d’autres domaines où les progrès sont particulièrement cumulatifs, peut aboutir à des situations injustifiées de privatisation. Ce qui se traduit par une moindre exploitation des connaissances, un ralentissement du rythme de création de nouveaux savoirs, et la formation de positions dominantes ayant des effets anticoncurrentiels. Ce risque a deux origines : la première découle directement de l’augmentation des coûts du recours à la propriété intellectuelle, susceptible de freiner l’innovation ; la seconde est caractéristique du basculement de la science ouverte vers le marché, qui peut faire obstacle à la libre diffusion des connaissances .
Les cas d’étendue inappropriée des brevets sont typiques des effets pervers de la propriété intellectuelle. La fragmentation des droits peut ainsi empêcher l’exploitation du savoir si le coût associé à l’achat des licences nécessaires est trop élevé. Il semble y avoir là une contradiction entre les idées de brevets étendus et de fragmentation des connaissances… De même, des brevets initiaux d’une portée trop large peuvent conduire à empêcher l’exploitation des connaissances brevetées : en récompensant de manière trop généreuse le premier inventeur, ils font obstacle à de nouvelles avancées par d’autres chercheurs. C’est ce qui s’est produit à l’occasion d’un conflit opposant l’institut Marie Curie et Myriad Genetics à propos d’un gène mis en cause dans le déclenchement de certains cancers. Le brevet a rendu l’institut Curie coupable de contrefaçon. D’où un effet d’enclosure du savoir nuisible à l’innovation.
Dans la mesure où l’accès à la connaissance est limité par le brevetage, et devient coûteux parce qu’il est soumis à des politiques de valorisation marchande, les firmes susceptibles d’utiliser les innovations sont découragées de le faire. Ainsi, dans le domaine des logiciels, certains auteurs n’hésitent pas à parler d’un véritable « hold-up » pratiqué par les grandes firmes qui disposent de stocks de brevets inaccessibles aux petites entreprises innovatrices .
Les brevets, une arme de dissuasion de l’innovation des concurrents:
En principe destinés à protéger l’innovation, les brevets peuvent être détournés de leur mission d’origine. Dans la concurrence à laquelle se livrent les oligopoles, ils peuvent constituer une arme stratégique. Dans le secteur des semi-conducteurs par exemple, la course à l’innovation est le mode de concurrence dominant. Il y a donc une incitation très grande à multiplier les brevets pour éviter d’être exclu du marché.
Le brevet sert aussi de signal à destination des partenaires financiers. Pour une entreprise cotée en Bourse, c’est par exemple un moyen important pour attirer les investisseurs, en donnant l’image – plus ou moins fondée – d’une entreprise de haute technologie. Pour pénétrer les marchés à l’international, c’est aussi un atout. Le dépôt de brevets fait partie intégrante de la communication du groupe. Le brevet peut également être utilisé pour dissuader les concurrents d’entrer sur le marché, et les bloquer dans le processus d’innovation.
C’est aussi une arme de négociation et une source de revenus : une entreprise dépose un brevet puis menace de procès une autre entreprise qui, plus tard, pourrait déposer un brevet dans le même domaine ; pour éviter les frais de justice, la seconde acceptera de verser une compensation.
Enfin, les brevets peuvent être utilisés comme des leurres pour attirer les concurrents sur de fausses pistes. Ce type de comportement est favorisé par le laxisme des organismes qui reçoivent les dépôts de brevets. Ces derniers ont en effet tendance à accepter d’autant plus facilement les dépôts qu’ils doivent justifier les rejets et sont rémunérés au rendement (ils prélèvent une taxe sur chaque dépôt).
L’on assiste alors au développement de stratégies de prolifération des brevets qui ne sont pas destinés à être exploités par l’entreprise sur le marché domestique ou les marchés tiers. Certains agents privés individuels ou collectifs appelés « chasseurs de brevets » ou « patent trolls » deviennent des chercheurs de redevance, avides de profit facile n. Ils constituent de véritables portefeuilles de brevets en utilisant des inventions créées par d’autres personnalités morales. « Huissiers d’un nouveau genre », ils viennent convaincre, par des moyens dissuasifs, les utilisateurs des technologies couvertes par ces brevets de leur verser des redevances. Les coûts juridiques qui découleraient du refus d’obtempérer constituent l’arme dissuasive crédible. En outre, dans la mesure où ces « patent trolls » n’ont pas de capacités de fabrication ou de vente, et n’exploitent eux-mêmes aucun brevet, ils ne peuvent être attaqués par les détenteurs éventuels d’autres brevets. Une sorte de loi de Gresham serait à l’œuvre, les mauvais brevets risquant de chasser les « bons ».
Au total, le gonflement des portefeuilles de brevets conduit à l’octroi de monopoles injustifiés, ce qui peut engendrer de véritables blocages dans la diffusion et la production de la connaissance .
Des risques en termes d’équité pour les pays du Sud :
L’influence croissante du marché sur la fixation des agendas des chercheurs se traduit par un risque d’arbitrage entre sujets de recherche au détriment de ceux dont les applications commerciales ne sont pas immédiates. Deux problèmes d’équité s’ensuivent . Tout d’abord, une influence excessive du marché conduit à ne plus entreprendre des recherches qui ne répondent pas rapidement à une demande solvable. Les nouveaux accords ADPIC, signés à Doha en 2001 dans le cadre de l’OMC, légitiment le recours à des clauses de sauvegarde (licence obligatoire à faible coût) dans les cas d’urgence pour la sécurité et la santé publiques; mais ils ne résolvent pas les problèmes de financement. Ainsi, la recherche sur des maladies ne touchant que le tiers monde, comme la malaria, ou sur des maladies orphelines (qui touchent très peu d’individus) ne bénéficie que de budgets très faibles. Ensuite, en privilégiant les recherches qui donnent des résultats à court terme, l’on met en danger le développement et la croissance à long terme .
Le développement d’un système international de brevets pose ainsi un important problème d’équité vis-à-vis des pays du Sud. La privatisation des savoirs rend beaucoup plus difficiles et coûteux les transferts de technologie venant des pays les plus avancés. En élargissant le champ d’application des législations sur les brevets aux produits et aux procédés (y compris le vivant), en allongeant la durée de vie d’un brevet de douze à vingt ans, en conditionnant le recours aux accords de licence dans le cadre des accords ADPIC de l’OMC, les brevets ont été transformés en monopoles d’importation, au service des firmes multinationales, et au détriment des pays du Sud.
La propriété intellectuelle, obstacle au rattrapage des pays du Sud :
L’allongement de la durée de vie du brevet réduit les capacités de décorticage (« reverse engeneering »), forme classique de diffusion des connaissances qui avait permis l’insertion et le rattrapage de l’Asie du Sud-Est dans l’économie mondiale (Corée du sud). En effet, le processus de rattrapage technologique reposait sur la capacité à importer la technologie incorporée dans les machines et les équipements, sur la bonne volonté des détenteurs de brevets acceptant de licencier leur technologie à un coût raisonnable et/ou sur les flux d’investissement direct venant abonder le stock local de capital et de connaissance : c’est le reverse engineering. Cette pratique est devenue impossible avec les droits de propriété intellectuelle. Face à cet obstacle, les firmes originaires des nouveaux pays émergents (Chine, Inde, Brésil, etc.) utilisent leurs réserves financières, notamment par l’intermédiaire de leurs fonds souverains, pour acquérir les compétences technologiques qui leur manquent en opérant directement, par fusions-acquisitions sur les marchés des pays développés.
Les stratégies des oligopoles pharmaceutiques illustrent de manière criante les effets pervers de la propriété intellectuelle. Ces groupes cherchent à maintenir des prix de médicaments très élevés, même dans des zones déshéritées comme l’Afrique, dont la demande ne représente que 1,5 % du marché mondial. En restreignant le recours aux médicaments génériques, la mise en place d’une protection par le brevet aurait ainsi multiplié, dans les années 1990, par vingt le coût annuel du traitement d’une personne malade du sida (inabordable pour les populations les plus démunies). Les firmes pourraient sans pertes adapter leur prix de vente au pouvoir d’achat des populations des pays pauvres. Mais elles craignent de voir se développer un marché parallèle de réimportation des médicaments à bas prix par les pays riches.
Au total, comme les institutions de la finance analysées précédemment, les droits de propriété intellectuelle apparaissent au service des oligopoles mondiaux de la connaissance, leur permettant de s’approprier le savoir et les innovations, ce qui entraîne des effets ambivalents sur l’accumulation des connaissances. En garantissant les revenus des oligopoles, la propriété intellectuelle stimule l’activité de R&D de ces derniers. Mais, en multipliant les brevets, en allongeant leur durée et en étendant les domaines d’application, les coûts et obstacles pour l’accès aux résultats de la recherche s’aggravent. La propriété intellectuelle constitue ainsi également un frein à la diffusion des connaissances.