Les droits de propriété intellectuelle favorisent-ils l'innovation ?
Les caractéristiques de la connaissance en font un bien public, difficilement contrôlable par les acteurs privés. Ce qui amène à poser les questions suivantes : comment des acteurs privés rationnels peuvent-ils investir sur un tel bien sans être sûrs de s’en approprier les bénéfices ? Qui d’autre qu’un philanthrope serait prêt à financer des activités de R&D sans être certain de pouvoir bénéficier de leurs retombées ? La réponse habituelle est que, pour inciter les entreprises privées à investir dans la production de connaissance, il faut des dispositifs garantissant un retour exclusif sur cet investissement.
Sans les droits de propriété intellectuelle, les grands oligopoles des industries à fortes dépenses de R&D (pharmacie, biotechnologies, semi-conducteurs, ordinateurs, aérospatiale, etc.) n’investiraient pas dans ces secteurs, les coûts étant privés et les bénéfices ne pouvant être appropriés par l’investisseur car partagés par la collectivité.
C’est précisément le rôle de la protection de la propriété intellectuelle par le biais des brevets et des droits d’auteur. Celle-ci est supposée concilier investissement privé et création de nouvelles connaissances.
Le brevet permet à l’inventeur d’exercer un pouvoir de monopole. Il lui procure une exclusivité sur son invention – par exemple, un procédé pour brider les moteurs, pour filtrer l’eau, etc. -, en échange de la publication des détails techniques qui permettront à d’autres de fonder leurs recherches. Le titulaire du brevet peut soit le laisser en jachère, soit choisir de céder des licences à un agent (une entreprise en général) qui prendra en charge l’exploitation économique de son invention. Les inventions concernant des secteurs de l’industrie traditionnelle comme le textile, l’habillement… peuvent être copiées rapidement. Les titulaires sont donc incités à céder droit, en contrepartie d’une rente, par le biais d’un accord de licence sur la création.
La recherche est aussi une activité incertaine : on peut investir et ne rien trouver. Cette incertitude en termes de débouchés commerciaux et d’exploitation de l’innovation peut provoquer un sous-investissement dans la R&D et la connaissance . Le risque de sous-investissement est réglé en partie par le brevet, mais aussi par l’intervention des pouvoirs publics. Contrairement à une entreprise privée, l’État ne se soucie pas de s’accaparer les fruits de la recherche, que le financement public permet alors de diffuser largement. C’est la « science ouverte », c’est-à-dire la science pour la science. Ce qui n’empêche pas que les organismes de recherche publics (CNRS, universités) se soient également dotés de moyens pour breveter et valoriser leurs découvertes.
Si le brevet est l’un des dispositifs majeurs de protection de la propriété intellectuelle, son efficacité dépend de la nature de l’innovation et des caractéristiques des créateurs, comme leur capacité à s’organiser en matière de droit. Le brevet et l’accord de licence sont plus efficaces pour les innovations de produits. Car, une fois ces produits commercialisés, il est très difficile d’en empêcher l’imitation. Les pays d’Asie du Sud-Est ont pratiqué la copie à grande échelle dans les années 1960-1970, par exemple dans l’automobile et l’électronique. Le brevet permet à son titulaire de porter plainte contre l’imitateur.
En revanche, pour les innovations de procédés (techniques de fabrication des biens, procédés industriels, chimiques, etc.), le secret demeure une meilleure protection. Dans certains domaines comme les services – immatériels -, il est très difficile de protéger l’innovation, si ce n’est par le biais d’une re-réglementation. Le meilleur exemple est fourni par les innovations financières, telles que les nouveaux procédés de financement ou de couverture des risques, dont il est bien connu qu’elles ne peuvent guère être protégées et sont immédiatement copiées par la concurrence.
Le système de brevets n’aurait un impact positif important sur les efforts d’innovation des entreprises que dans quelques secteurs clés comme la pharmacie, la chimie où, sans les brevets, de 40 % à 60 % des innovations n’existeraient pas. Les petites et moyennes entreprises (PME) ont tendance à peu breveter, même si leurs politiques évoluent depuis les années 1990. En matière de procédés de fabrication, beaucoup de PME estiment qu’elles n’ont pas intérêt à divulguer des informations dont elles auront du mal à contrôler l’usage par les concurrents. Elles préfèrent souvent se protéger par le secret.
Mais l’application, depuis le 1er janvier 1995, des accords sur les droits de propriété intellectuelle conclu au sein de l’OMC (les ADPIC) a changé la donne. L’article 34 permet, en certaines circonstances, de renverser la charge de la preuve : c’est alors à celui qui a été pillé de le prouver. En cas de litige, cette nouvelle règle fragilise les entreprises qui n’ont pas déposé de brevet. Ce changement a modifié les comportements des entreprises, tout particulièrement des PME qui ont très rapidement développé des stratégies de dépôts de brevets. Quant aux grandes firmes, qu’elles soient françaises ou américaines par exemple, elles recourent systématiquement aux dépôts de brevets.