Le rôle incontournable de l’État stratège et investisseur :
La connaissance est un bien public qui ne peut, par nature, être pris en charge par les seuls acteurs privés. Il est dès lors essentiel que l’État et les politiques publiques jouent un rôle de premier plan dans la production et la diffusion de la connaissance. Rappelons qu’aux États-Unis, pays de la libre entreprise, l’efficacité du système d’innovation s’explique en partie par le rôle décisif joué par l’État.
Depuis la Seconde Guerre mondiale, l’État américain est profondément impliqué dans le financement et l’organisation de la recherche. Plus de 70 % du soutien de la recherche en sciences informatiques et dans les disciplines connexes viennent de l’État fédéral. L’un des principaux bénéficiaires de ces largesses a été l’université de Stanford, au cœur de la Silicon Valley. Le soutien de l’État américain va bien au-delà du rôle de bailleur de fonds. Le Congrès a voté des lois qui servent les intérêts des firmes américaines. Ainsi en est-il des lois sur la propriété intellectuelle.
Dans les pays européens continentaux, la place centrale de l’État a contribué aux bonnes performances des Trente Glorieuses u. Il ne faudrait pas que ce rôle stratégique soit remis en cause à l’ère de l’économie de la connaissance pour des raisons idéologiques. C’est à tort que l’on a cru pouvoir mettre les États en congé de la gestion de l’économie, à la suite de cette sorte d’idéalisme libéral du tout marché qui a suivi la chute du mur de Berlin.
L’État actionnaire dans l’économie de la connaissance :
Le capitalisme français se caractérise par le fait que l’État détient une part importante du capital des entreprises (environ 15 %), en dépit des nombreuses privatisations mises en œuvre depuis le milieu des années 1980. Au total, l’État détient un portefeuille de participations dans les sociétés cotées et non cotées évalué à 200 milliards d’euros en mai 2007. Cette part importante des participations publiques est un atout pour l’économie française. Certaines de ces participations publiques portent sur des sociétés de haute technologie comme EADS (15 % du capital) et Areva (l’État détient indirectement 84 % du capital, participation évaluée à 21,8 milliards d’euros). Depuis le lancement des privatisations en 1986, le total des recettes de cessions d’actifs s’élève à 82 milliards d’euros.
Si l’on admet que l’accumulation du savoir est devenue stratégique, un redéploiement des prises de participations de l’État dans l’économie du savoir devrait être une priorité. De ce point de vue, la rallonge budgétaire de 5 milliards d’euros en faveur des universités en 2007, prise sur le produit de la vente de 3 % du capital d’EDF, peut apparaître comme une bonne décision. L’objectif étant d’assurer le financement de « campus d’excellence capables d’attirer les meilleurs chercheurs et étudiants ».
Il est intéressant d’analyser le comportement de l’État actionnaire, tel qu’il est décrit par l’Agence des participations de l’État (APE) . Au sein des groupes industriels dans lesquels l’État a une participation minoritaire (Safran, France Télécom, Renault et EADS), la part du bénéfice redistribuée aux actionnaires sous forme de dividendes est élevée et comparable à celle reversée par les groupes privés du CAC 40, soit entre 40 % et 50 %. En revanche, lorsque l’État est actionnaire unique, le taux de réversion est beaucoup plus faible : 14,95 % à La Poste et 12,57 % à la SNCF en 2007.
La conclusion est claire : lorsque l’entreprise est majoritairement aux mains d’actionnaires privés, l’État est obligé de s’aligner sur les exigences de ces derniers, et de leur redistribuer une part importante des profits – dans le cas contraire, il s’exposerait à une sanction de la part des investisseurs et du marché. Mais lorsqu’il est seul maître à bord, l’État privilégie le long terme et laisse les entreprises réinvestir leurs bénéfices pour préparer l’avenir. Ce levier de l’action publique est nécessaire face au court-termisme et au comportement prédateur des investisseurs privés.
Pour une gestion du patrimoine de l’État tournée vers l’accumulation du savoir :
Les actifs immatériels détenus et gérés par l’État sont mal connus et très largement sous-estimés. L’État a soumis le 29 mai 2007 à la Cour des comptes un bilan financier de son patrimoine, qui fait apparaître 500 milliards d’actifs et 1100 milliards de passif.
Mais il s’agit là d’une vision très partielle du patrimoine de l’État, et donc de la collectivité nationale. L’Agence du patrimoine immatériel de l’État (APIE) a été créée le 16 mai 2007, à la suite des recommandations du rapport Jouyet-Levy sur l’« économie de l’immatériel ». L’objectif est que les administrations publiques nationales et locales gèrent mieux leurs actifs immatériels. Cela signifie en particulier, selon les recommandations du rapport Jouyet-Levy, une meilleure valorisation marchande des actifs immatériels publics. L’exemple mis en avant est la concession à l’émirat d’Abou Dhabi du nom du Louvre, pour 400 millions d’euros. D’autres musées, ainsi que des communes, sont incités à se faire rémunérer pour l’utilisation de leur nom. Il en va de même pour l’exploitation d’images de bâtiments publics dans une logique publicitaire.
Dans une optique de service public et de défense de l’intérêt général, la politique de valorisation des actifs immatériels de l’État ne peut se réduire à une approche purement marchande. Cette politique devrait être complétée par la mise à la disposition des citoyens, gratuitement, des actifs culturels et cognitifs détenus par l’État, notamment grâce à des bases de données et des logiciels – ces actifs immatériels étant des biens publics.
Ces propositions destinées à mettre la finance au service de l’économie de la connaissance doivent être accompagnées de politiques visant à désenclaver le savoir. Il s’agit de réformer profondément les modes d’apprentissage ainsi que les systèmes d’éducation et de protection de la propriété intellectuelle. L’objectif est de lutter contre les inégalités d’accès aux connaissances qui tendent à se creuser dans l’économie du savoir en raison de la logique de polarisation qui la sous-tend. Ces inégalités concernent tout autant les personnes que les territoires.
Pour résumer, les politiques économiques ont un grand rôle à jouer dans cette période de transition où l’économie mondiale cherche à sortir d’une crise profonde du capitalisme moderne. Elles doivent s’attaquer en priorité aux dysfonctionnements qui touchent à la finance et à l’économie du savoir.
Il importe de mettre la finance au service du savoir, c’est- à-dire de créer les conditions pour que le système financier accompagne l’accumulation des connaissances, au lieu de freiner celle-ci et même d’en saper les bases, comme c’est le cas aujourd’hui. Le rôle des investisseurs de long terme et des politiques publiques est stratégique, car la connaissance reste un bien public qui ne peut être régulé selon les critères financiers et marchands traditionnels.