Le « manager » l'emporte sur l'entrepreneur
Dans le capitalisme contemporain, la plupart des entreprises subissent, directement ou indirectement, la pression des investisseurs, qui peut varier. Il est ainsi bien connu que les fonds mutuels préfèrent exercer leur influence en vendant leurs titres (exit), tandis que les fonds de pension recourent plus facilement à la pression directe auprès des dirigeants (voice).
Mais, au-delà de leurs spécificités, les investisseurs ont un but commun : la maximisation du rendement de leur portefeuille de titres. Ils considèrent les entreprises comme des actifs financiers dont il faut optimiser le rendement, mesuré par le fameux ROE (return on equity). La rémunération du capital exigée par les investisseurs est fonction de normes internationales de rentabilité (benchmarking), généralement fixées par les analystes financiers spécialisés par branche d’activité. Ces normes diffèrent d’un secteur à l’autre ; elles correspondent très largement aux « conventions » boursières décrites par Keynes, c’est-à-dire à des croyances du marché à un moment donné sur le rendement financier à attendre d’un domaine d’activité.
Afin d’accroître les profits des groupes industriels dont ils ont la charge, et pour satisfaire les attentes des investisseurs, les managers se comportent eux-mêmes comme des gestionnaires de portefeuille en modifiant la structure de celui-ci par type d’activité et par zone géographique, en fonction des rendements anticipés. Chaque unité de production, chaque segment d’activité, est considéré comme un actif appartenant à un portefeuille plus ou moins diversifié. L’entreprise, perçue comme un ensemble d’actifs financiers, est devenue objet de spéculation. La logique financière du manager l’emporte sur celle de l’entrepreneur.
Damne et VU, bons élèves du capitalisme financier :
Le cas du groupe alimentaire Danone est emblématique. Créé en 1966 par Antoine Riboud, patron charismatique, le groupe BSN-Danone a illustré à l’extrême les caractéristiques du capitalisme français de l’après-guerre, fondé sur une grande méfiance à l’égard des marchés financiers. Le capital du groupe était verrouillé par un bloc de contrôle formant un groupe d’actionnaires stables. Antoine Riboud, dont l’objectif était de constituer un « Nestlé français », s’est lancé dans une politique agressive d’acquisitions dans les années 1970, après avoir tenté une OPA infructueuse sur Saint- Gobain afin de créer un conglomérat intégré du verre et de l’agroalimentaire.
L’arrivée au pouvoir de Franck Riboud, en 1996, marque un tournant stratégique. Le groupe est coté à la Bourse de New York un an plus tard. Il ouvre à des investisseurs internationaux son capital, qui est désormais dispersé et à la merci d’OPA (offres publiques d’achat), comme l’ont montré les péripéties de l’été 2005 qui ont failli aboutir à la prise de contrôle de Danone par le groupe américain PepsiCo. Alors qu’Antoine Riboud agissait en entrepreneur en cherchant à innover et à développer en priorité son outil de production, Franck Riboud se comporte en manager, gérant son groupe comme un portefeuille d’activités, afin d’en optimiser la rentabilité financière pour ses actionnaires. Son père avait pratiqué une politique boulimique de croissance externe ; Franck Riboud applique les deux préceptes stratégiques du capitalisme financier, le recentrage sur le métier de base et le « downsizing », c’est-à-dire la réduction du capital investi pour accroître sa rentabilité .
La composition du groupe est en permanence modifiée par une politique d’achat et de vente de filiales, destinée à réaliser des plus-values et à se positionner sur les activités les plus prometteuses sur le plan financier. C’est ainsi que Danone s’est débarrassé en 2004 de ses activités jugées les moins dynamiques, telles que la brasserie et l’activité biscuits en Europe (23 % de son chiffre d’affaires), avec l’objectif de se redéployer sur les boissons et les produits laitiers, considérés comme plus prometteurs dans d’autres régions du monde . Dans cette logique boursière, même si elles dégagent des résultats positifs, des usines seront fermées en raison du différentiel de gains attendus par rapport à des investissements dans d’autres pays ou d’autres activités. D’où la vente des usines de biscuiterie LU de la région nantaise qui dégageaient des profits, jugés insuffisants par rapport aux normes fixées par les investisseurs.
L’aventure de Vivendi Universal (VU), pendant la seconde moitié des années 1990, constitue une autre illustration de la dérive financière des grands groupes industriels français. Le groupe VU, grand groupe de la « nouvelle économie », était dirigé par le très médiatique Jean-Marie Messier (dit J2M), ancien inspecteur des finances au sein du puissant ministère de l’Économie et des Finances à Bercy. J2M n’avait aucune expérience industrielle. Il a transformé VU en un gigantesque holding financier, constitué par l’empilement d’actifs financiers sans véritable cohérence industrielle, dans le but principal d’accroître la valeur boursière du groupe. VU était composé de deux ensembles hétérogènes – l’ex-Compagnie générale des eaux et l’activité multimédias -, le premier servant à financer le second à la suite d’importantes ponctions qui l’ont mis en difficulté.
Se comportant en manager de la finance, J2M a amené son groupe au bord du gouffre au moment de l’implosion de la bulle boursière, en 2001. Sa chute, en 2002, a été provoquée par les défenseurs du capitalisme « à l’ancienne », en particulier le très influent Claude Bébéar, ancien patron du groupe d’assurances Axa.
Portrait de la Bourse en prédateur :
On considère généralement que la fonction principale de la Bourse est de financer les entreprises. Dans les faits, cette idée n’est que partiellement exacte. S’il est vrai que la Bourse permet aux entreprises individuelles de lever des fonds, nous l’avons vu, celle-ci prélève globalement plus de capitaux sur les entreprises qu’elle ne leur en apporte. On arrive à cette conclusion en comparant, d’un côté, les capitaux reçus par les entreprises de la part des actionnaires à l’occasion des émissions (brutes) d’actions et, d’un autre côté, les fonds versés aux actionnaires par les entreprises sous forme de dividendes et de rachats d’actions. Les émissions nettes d’actions en Bourse ont été en général négatives sur les principales places financières depuis une décennie : les entreprises ont plus versé à leurs actionnaires qu’elles n’ont reçu de ces derniers.
l’exemple, en 2007, à la Bourse de Paris, les fonds levés par les entreprises ont représenté 39 milliards d’euros. Simultanément, les montants versés aux actionnaires se sont élevés à environ 57 milliards d’euros, dont 37,8 milliards d’euros sous forme de dividendes et 19,2 milliards d’euros par le rachat d’actions. Au total, les actionnaires ont globalement prélevé 18 milliards d’euros sur les entreprises. Aux États-Unis, la ponction est encore plus importante : les sommes allouées aux rachats d’actions dépassent de très loin les capitaux levés depuis les années 1990 ; l’écart s’est creusé jusqu’à atteindre 630 milliards d’euros en 2007 !
La Bourse est donc un mécanisme de prédation. Ce constat se trouve renforcé par les sommets incroyables atteints par les rémunérations des grands patrons. En France, les émoluments des P-DG du CAC 40 – qui comprennent le salaire de base, le bonus, le gain enregistré sur les stock-options, les dividendes et autres jetons de présence – ont bondi de 58 % en 2007, en pleine crise financière, pour atteindre 161 millions d’euros, soit en moyenne 4 millions d’euros . Dans ces grandes entreprises, les rémunérations annuelles des patrons représentent l’équivalent de 310 SMIC, soit de vingt à vingt-cinq ans de travail d’un salarié au bas de l’échelle des salaires.
Il y a débat sur le point de savoir si les prélèvements massifs de la Bourse ont un impact négatif sur les entreprises, et notamment sur leurs capacités à développer leurs investissements. Peu d’études traitent de cette question. Des travaux récents, cités par la Banque centrale européenne (BCE), indiquent que les entreprises qui pratiquent les rachats d’actions les plus importants ont des dépenses d’investissement plus faibles 1. Il y aurait donc une corrélation négative entre les rachats d’actions et l’effort d’investissement des entreprises. Tout se passe comme si les entreprises concernées par les rachats d’actions massifs et leur management n’avaient pas de projet d’investissement à long terme suffisamment créateur de richesses et comme s’ils préféraient rendre l’argent à leurs actionnaires.
Les actifs intangibles en proie à la volatilité boursière :
Nous l’avons rappelé, selon les manuels d’économie une fonction importante de la Bourse est de permettre l’évaluation des entreprises grâce à la cotation de leurs actions par les mécanismes de marché (voir le chapitre 6). Le capital intangible, dénommé « goodwill » par les analystes financiers, joue un rôle stratégique pour les entreprises participant à l’économie de la connaissance. C’est un élément majeur du capital productif, inscrit en tant qu’immobilisation incorporelle à l’actif du bilan.
Ces dernières années, les difficultés rencontrées par de grandes entreprises ont eu pour origine l’évolution chaotique de la valeur boursière des goodwill et, en particulier, des écarts d’acquisition. Il s’agit de survaleurs résultant de la différence entre le montant payé lors du rachat d’une entreprise et sa valeur comptable. Ces écarts ont pris de l’importance en raison de la multiplication des opérations de fusions-acquisitions (F&A), généralement payées à des prix très supérieurs à la valeur comptable.
L’accélération des F&A, dont une bonne partie sont transfrontières, s’inscrit dans le processus de mondialisation des entreprises. Ces opérations revêtent également une dimension spéculative avec des prises de risque souvent considérables. Celles des années 1990 ont été largement financées par endettement, ce qui a amené un doublement de la dette financière des entreprises cotées à l’indice SBF 120 des 120 premières valeurs de la Bourse calculé par la Société de Bourse française.
À l’été 2000, la capitalisation boursière (valeur de marché) des grandes entreprises atteignait près de sept fois la valeur comptable de leurs fonds propres aux États-Unis et près de quatre fois en France, alors que ce ratio se situe traditionnellement dans une fourchette de 1,5 à 2.
Lorsque la bulle technologique a implosé, ces actifs incorporels se sont brutalement dégonflés, obligeant les entreprises à enregistrer ces dépréciations d’actifs, ce qui a engendré des pertes considérables. Un certain nombre de groupes industriels se sont alors trouvés dans une situation critique, comme l’a bien montré un rapport du Commissariat général du Plan . C’est le cas de France Télécom et de Vivendi, qui ont frôlé la faillite au début des années 2000, après s’être lancées dans de gigantesques opérations de croissance externe, avec les rachats respectifs, à prix d’or, d’Orange et d’Universal.
L’instabilité de la valeur boursière des goodwill est devenue le talon d’Achille des entreprises contemporaines. Elle traduit les limites des capacités d’évaluation des marchés et les insuffisances des conventions comptables actuelles. Le goodwill est en effet supposé prendre en compte ce qui échappe à la comptabilité des actifs matériels et des actifs immatériels codifiés (portefeuille de brevets de l’entreprise). Sa volatilité reflète la fragilité de l’évaluation par les marchés de tels actifs. Le krach de 2000 a mis en évidence la difficulté intrinsèque qu’il y a à assigner un équivalent monétaire – une valeur marchande – à ces actifs intangibles. Ainsi que l’écrit l’économiste Jacques Mistral dans un rapport du Conseil d’analyse économique : « l’on ne dispose pas de bonne évaluation microéconomique de ces actifs. En effet, la mesure historique habituelle pour les biens matériels n’a pas de sens et, en l’absence de marchés pour ces biens, on est réduit à une évaluation subjective, autant dire à l’imagination ».
En fin de compte, la Bourse remplit bien difficilement, et d’une façon souvent chaotique, sa fonction d’évaluation des entreprises dans l’économie de l’immatériel et de la connaissance contemporaine.