Géographie du postfordisme polarisation et sélection des périphéries
La coordination est plus complexe dans le modèle cognitif d’organisation de la production:
La spécificité de la division cognitive du travail trouve une explication dans les logiques de coordination et de réintégration des morceaux ou modules de la production dans le cadre d’une division cognitive du travail par rapport à celle qui prévaut dans l’optique de la division taylorienne du travail.
Avec la division taylorienne du travail, les firmes cherchent d’abord à localiser les différents fragments des processus de production en fonction des coûts de production des différents sites. Les coûts de transport et de transaction, c’est-à-dire tous les frais qui pèsent sur la circulation des produits (assurance, fret, conversions monétaires, droits de douane, etc.), interviennent en général dans un second temps pour arbitrer entre les différentes localisations. Lorsque les coûts de transaction baissent, les firmes sont attirées par des localisations lointaines, avantageuses en termes de coûts de production. Typiquement, les centres d’appel peuvent être sous-traités à distance car les coûts de transmission du service sont quasi nuls, permettant à l’entreprise de bénéficier pleinement des faibles coûts salariaux du site de délocalisation. En revanche, la montée du prix de l’énergie augmente considérablement les coûts de transport pour les activités pondéreuses comme l’automobile. Même si l’assemblage ou le montage sont beaucoup moins chers en Chine qu’en France, les frais de transport rendent plus avantageuse la localisation en France. Ainsi, l’augmentation des coûts de transaction peut remettre en cause la dispersion des unités de production et favoriser une relocalisation à proximité des marchés.
Dans cette logique, la hausse structurelle du cours des hydrocarbures peut favoriser une recomposition ou une relocalisation des processus productifs au détriment des sites périphériques. S’ajoutent les critères de délai et de réactivité à la versatilité de la demande : les produits doivent être livrés en séries courtes suffisamment différenciées dans un délai très court (juste à temps…)- L’avenir des formes de la fragmentation des processus productifs associées à la mise en œuvre de la division technique du travail sera très influencé par l’évolution des technologies et des méthodes de gestion de la flexibilité mises en œuvre par les entreprises.
Ainsi se développent des logiques d’organisation complexe impliquant une relocalisation dans les pays riches d’une partie importante de la production, combinée à des délocalisations par sous-traitance internationale dans les pays à plus faibles coûts, comme l’illustre le groupe espagnol de l’habillement Inditex, qui détient l’entreprise de vêtements de mode Zara (voir l’encadré p. 92) et a maintenu l’essentiel de ses usines en Espagne. À l’opposé, l’entreprise suédoise H&M, qui mise sur la délocalisation tous azimuts afin de réduire au minimum ses frais d’infrastructures en louant ses locaux, ne possède ni usine ni points de vente en propre. En choisissant la délocalisation quasi totale et en sous-traitant sa production en Europe de l’Est ou en Asie, elle obtient à peine de meilleurs prix que Zara – dont plus de la moitié des collections sont fabriquées en Espagne. La réactivité est un facteur de flexibilité mais aussi de réduction des coûts unitaires, y compris dans des industries de main-d’œuvre comme l’habillement.
Récemment, en France, des exemples de relocalisation ont été relayés par la presse : l’entreprise Samas, fabricant français de meubles de bureau, a rapatrié à Noyon (Oise) une partie de sa production antérieurement délocalisée en Chine ; les pulls de La Mascotte sont revenus à Roanne ; les lunettes Atol ont regagné le Jura après avoir été sous-traitées en Chine. Les défauts des jouets fabriqués en Chine par Mattel – qui a dû les rapatrier – sont parfois perçus dans la presse comme le signe avant-coureur d’un retour massif en France des activités délocalisées.
En réalité, il s’agit d’un phénomène marginal par rapport aux mouvements de délocalisation : chaque vague de délocalisations est suivie de quelques relocalisations motivées par l’imperfection des produits finis, des délais de livraison trop importants dans les secteurs traditionnels (jouet, habillement,etc.) ou, plus gravement, par la perte de l’avantage technologique de la firme qui a délocalisé dans les secteurs intensifs en connaissance (voir l’encadré ci-dessus).
L’exemple de l’industrie automobile :
L’industrie automobile représente un idéal-type de la mise en œuvre d’une double logique, cognitive et taylorienne, de division du travail. D’abord, il s’agit d’une industrie modulaire qui a, dès les années 1950, développé la fragmentation des processus productifs : la conception, les différents sous-systèmes, le préassemblage, l’assemblage final, la distribution, etc. Ensuite, c’est une industrie qui se complexifie, faisant des constructeurs de véritables ensembliers, c’est-à-dire des coordonnateurs dominants ayant un rôle pivot parmi l’ensemble des intervenants dans la fabrication d’une automobile.
Depuis les années 1990, avec la montée de l’économie du savoir, deux mouvements sont à l’œuvre dans les industries à fort degré de modularité comme l’automobile ou l’aéronautique. D’une part, l’on observe une tendance au recentrage des entreprises sur leurs métiers de base, afin de concentrer leurs ressources autour d’un ensemble resserré et cohérent de compétences spécifiques. D’autre part, les ensembliers qui coordonnent la fabrication des produits-systèmes, c’est-à-dire des ensembles de composants ou de modules tels que les moteurs ou les systèmes électroniques, doivent désormais combiner des fragments du processus de production reposant sur des corps de savoir différents (plasturgie, électricité, hydraulique, électronique, etc.). Face à cette tension, ils sont de plus en plus appelés à jouer les chefs d’orchestre d’une division du travail entre « partenaires » spécialisés sur des compétences complémentaires.
La logique traditionnelle de fragmentation des processus productifs sous forme de sous-traitance internationale passait souvent par la délocalisation des phases d’assemblage et par la réimportation du produit final dans la zone d’origine, selon une logique d’exploitation des avantages comparatifs entre les pays ou les régions. Désormais, ce sont souvent – en particulier dans les secteurs fabriquant des produits complexes comme l’automobile ou l’aérospatiale – les activités de fabrication des biens intermédiaires qui sont délocalisées, tandis que les phases d’assemblage sont centralisées dans les pays où se concentre la demande. Dans l’industrie automobile, les constructeurs et les équipementiers européens tendent à délocaliser la fabrication des composants intermédiaires dans les pays d’Europe centrale et orientale et à centraliser leurs unités d’assemblage dans des plateformes logistiques de stockage et de distribution en mesure d’offrir tous les avantages de la réactivité aux changements qualitatifs de la demande et d’organiser des livraisons en « juste à temps » satisfaisantes.
Après le groupe Toyota, Daimler-Chrysler a ainsi choisi d’installer à Valenciennes sa plateforme de distribution de composants pour desservir les clients dans un rayon de 250-300 km (Paris et Bénélux inclus) . La centralité géographique de la région Nord-Pas-de-Calais, la proximité d’autoroutes équipées de réseaux à haut débit, la disponibilité foncière et une politique d’aide concertée entre différents acteurs publics et privés locaux constituent les principaux avantages de cette localisation. Des constructeurs recourent néanmoins à la délocalisation des activités d’assemblage vers les pays d’Europe centrale et orientale, comme Peugeot en Pologne et en République tchèque, en partie pour desservir les marchés locaux de cette zone.
Dans le secteur des composants automobiles, la logique d’internationalisation s’effectue dans trois directions. En premier lieu, les firmes cherchent à approvisionner en source unique un constructeur donné pour le plus grand nombre de modèles de véhicules. Elles cherchent ensuite à élargir leur portefeuille de clients. Elles suivent souvent le constructeur dans ses différentes implantations à l’international (logique de follow sourcing). Enfin, de manière plus marginale, les équipementiers développent également des implantations dans des pays ateliers non producteurs d’automobiles afin de réduire les coûts.
L’internationalisation des équipementiers apparaît comme la conséquence du renforcement des contraintes productives et du transfert des activités de recherche-développement des constructeurs vers les équipementiers. Ainsi, la part des ventes réalisées par les trente groupes mondiaux hors zone domestique a sensiblement augmenté. Depuis 1998, elle est la composante globalement la plus dynamique de leur croissance. Mais cette internationalisation ne s’est pas traduite par un mouvement de délocalisation au sens propre du terme. Les sites demeurent, dans leur très grande majorité, dans le pays d’origine. Plus précisément, les activités de R&D restent situées dans les pays d’origine des équipementiers, tandis que les centres de R&D sont localisés dans les grands pays producteurs d’automobiles (Allemagne, France, Royaume-Uni, États-Unis, Japon, etc.).
Au total, l’évolution du phénomène de fragmentation des processus productifs reflète une complexité croissante des logiques technologiques et économiques. La logique pure d’exploitation des différences de coûts comparatifs selon les caractéristiques technologiques des modules ou fragments des processus de production, dominante durant les décennies 1960-1970, tend, depuis, à reculer au profit d’une logique d’accès aux marchés, à des compétences spécifiques et de proximité ou de centralité géographique qui peut également se combiner avec le critère des coûts. Les sites offrant à la fois des capacités technologiques, des dynamiques de croissance des marchés et des coûts de production plus faibles peuvent alors devenir une cible privilégiée pour la localisation des unités productives. Cette complexification des stratégies dans la mondialisation appelle une grille de lecture théorique permettant de saisir les changements et l’hétérogénéité des logiques de fragmentation et de localisation des processus productifs, à travers l’analyse du principe de division du travail.
L’organisation de la R&D des équipementiers automobiles (Frigant, 2004) fournit une bonne illustration de notre analyse.
L’activité de recherche qui touche au cœur du « métier » et qui se trouve le plus déconnectée de la R&D des constructeurs, demeure généralement très centralisée et concentrée au sein des grands pays industrialisés (en raison de la complexification et de l’autonomisation des blocs de savoir : électronique, freinage, recherche sur les pneus, etc.). Les activités de développement, qui concernent l’intégration du module dans l’architecture globale de chaque constructeur, parce qu’elle réclame d’intenses interactions cognitives avec les clients, sont quant à elles beaucoup plus dispersées et le plus souvent localisées à proximité des constructeurs.