Finance et savoir : des temporalités différentes
L’accumulation des connaissances prend du temps, s’inscrit dans la durée. Il s’écoule généralement plusieurs années, voire plusieurs décennies entre les découvertes scientifiques et leur traduction en innovations technologiques rentables. Or les investisseurs ont un horizon beaucoup plus court, ils sont impatients. Cette différence entre les temporalités du savoir et de la finance est une source d’instabilité et de crises récurrentes dans l’histoire du capitalisme.
Bulle Internet et « nouvelle économie » :
L’épisode de la « nouvelle économie » de la fin du XXe siècle illustre bien les relations « orageuses » entre finance et savoir. Ce que l’on a appelé la « nouvelle économie » résultait de la combinaison d’une vague d’innovations technologiques (les TIC) et de la montée en puissance de la finance de marché au cours des années 1990. Les causes de l’implosion de la bulle Internet qui a brutalement interrompu la « nouvelle économie » en mars 2000 sont directement liées aux relations instables qu’entretiennent l’économie de la connaissance et la finance moderne.
Les rendements futurs des entreprises du secteur des nouvelles technologies sont très difficiles à apprécier, ce qui a favorisé la formation d’anticipations haussières extrêmement optimistes et peu réalistes en Bourse.
Deux facteurs ont engendré des erreurs d’évaluation de la part des investisseurs.
Tout d’abord, l’importance des coûts fixes associés à l’accumulation de connaissances (en particulier, la R&D). L’essentiel des dépenses de production des TIC ayant lieu au départ, le pari sur l’avenir futur est important.
En second lieu, dans l’économie de la connaissance, la valeur d’une entreprise provient surtout de son « capital intangible », c’est-à-dire de la propriété intellectuelle, de la marque, etc. Or les instruments de mesure traditionnels ne permettent pas d’apprécier avec précision ce stock, de sorte que les marchés ont du mal à déterminer la valeur boursière des entreprises insérées dans l’économie de la connaissance.
Ainsi s’expliqueraient les difficultés et les erreurs d’évaluation des cours boursiers par les marchés, conduisant à des ajustements à la baisse brutaux en cas de perte de confiance, par exemple lorsque les entreprises annoncent des résultats inférieurs aux prévisions n.
Mais, pour comprendre les relations entre les innovations technologiques et l’avènement de crises boursières, il faut également faire appel au comportement des investisseurs et à la psychologie des marchés financiers. Les changements profonds associés aux innovations créent un climat d’incertitude qui ne facilite pas l’évaluation des rendements financiers à long terme. En situation d’incertitude, le comportement « rationnel » consiste à imiter son voisin, dont on peut penser qu’il détient plus d’information que soi. Se forge ainsi une opinion moyenne du marché à laquelle tous les acteurs financiers sont tentés d’adhérer et que les théoriciens contemporains d’inspiration keynésienne dénomment « convention ».
Selon cette interprétation, la vague technologique associée à la nouvelle économie des années 1990 aurait engendré une convention haussière alimentée par l’euphorie due aux
bons résultats de l’économie américaine. L’effondrement boursier à partir de mars 2000 proviendrait de la remise en cause de cette convention boursière ancrée sur un taux élevé de rentabilité des actions, de l’ordre de 15 % à 20 %, incompatible avec un rythme de croissance économique soutenable à long terme . Et les soubresauts durables des cours boursiers du début des années 2000 peuvent s’analyser comme le résultat des tâtonnements des marchés, à la recherche d’une nouvelle convention boursière plus réaliste.
Investisseurs et entrepreneurs ont des horizons différents depuis… le XVIIIe siècle :
Le krach des valeurs technologiques de 2000 n’est pas le premier du genre. Les historiens ont montré que le capitalisme avait été marqué dès ses origines par des crises boursières associées à des innovations technologiques . Ainsi, en est-il de la « bulle des mers du Sud » de 1720 à la Bourse de Londres, liée à un « boom technologique » fondé sur des compagnies censées guérir la syphilis ou construire des machines à mouvement perpétuel. De même, l’innovation technologique majeure constituée par les chemins de fer a-t-elle été à l’origine de la première fièvre boursière dans l’Allemagne de 1844, peu après la création de la Bourse de Berlin (1841). La « railway mania », en Grande-Bretagne, s’inscrit dans la même logique : 1 200 lignes de chemins de fer sont ouvertes en 1844-1846 ; les cours de la Bourse flambent, puis la bulle financière éclate en 1848 ; ne subsisteront qu’une vingtaine de sociétés de chemin de fer à l’issue d’un mouvement radical de restructuration… Au début du XXe siècle, ce fut l’euphorie boursière des « Golden Twenties », basée sur la spéculation dans les actions des sociétés de l’automobile, de la radio, de l’aviation et de l’électricité.
Comment expliquer ces tensions entre savoir et finance, conduisant à des crises parfois violentes ? La raison principale provient de ce que les financiers et les autres acteurs de l’économie, dont les entrepreneurs, n’ont pas la même échelle temporelle. L’on sait aujourd’hui que les innovations technologiques ne font sentir leurs effets sur les entreprises et leur productivité que très progressivement : c’est le « paradoxe de la productivité », formulé en 1987 par l’économiste américain Robert Solow, Prix Nobel d’économie : « On voit des ordinateurs partout, sauf dans les statistiques. » En effet, d’après les données disponibles, les gains de productivité concernaient les secteurs producteurs de TIC, beaucoup moins les secteurs utilisateurs des TIC, dont le poids dans l’économie est pourtant beaucoup plus important.
Ce paradoxe s’explique assez bien. Les ordinateurs n’offrent des gains de productivité que dans les entreprises qui ont su se réorganiser pour mettre à profit l’informatique ; ils peuvent être, au contraire, source d’inefficacité dans les autres. Par ailleurs, la diffusion des TIC prend du temps, en raison de phénomènes d’inertie inévitables. Lors des précédentes révolutions industrielles, les historiens ont constaté d’importants décalages entre l’apparition des innovations technologiques et le moment où elles profitaient à l’économie. Ainsi l’invention de la machine à vapeur, au milieu du XVIII siècle, n’a-t-elle donné naissance aux chemins de fer que cinquante ans plus tard. Il en fut de même lors de l’apparition du moteur électrique : en 1881, Edison inventait la dynamo ; quarante ans plus tard, elle n’équipait que 50 % des installations industrielles aux États-Unis.
Les relations tumultueuses entre la finance et les innovations technologiques proviennent donc en grande partie du décalage temporel entre l’économie réelle et la finance.
Les investisseurs ont un horizon inévitablement court, car ils ont pour fonction de faire circuler rapidement le capital financier qui leur est confié afin de le faire fructifier. La liquidité des marchés repose sur les échanges incessants entre acheteurs et vendeurs. Vitesse de circulation des capitaux, liquidité et rentabilité financière sont étroitement liées.
De leur côté, les entrepreneurs, dont le rôle est d’innover, ont, par nécessité, un horizon temporel long car l’accumulation des connaissances et du savoir prend du temps. Et le paradoxe de Solow montre qu’il existe un décalage important entre l’émergence des innovations et leurs effets bénéfiques sur la productivité et les résultats financiers des entreprises. La traditionnelle « courbe d’expérience » ne représente-t-elle pas la baisse des coûts unitaires de production en fonction de la durée d’apprentissage ? Les crises financières liées aux vagues technologiques, celle de la nouvelle économie des années 1990 comme les précédentes, proviendraient ainsi de l’impatience des investisseurs face à la lenteur des transformations de l’économie réelle.
La crise des « subprime » de 2007 et l’impatience des banquiers :
L’un des principaux mécanismes de la crise des subprimes initiée en 2007 aux États-Unis a été la titrisation, qui a permis de transformer des créances hypothécaires à long terme en actifs (titres) négociables sur les marchés financiers. Cette innovation a largement contribué à la propagation de la crise à l’échelle internationale. C’est en effet à cause de la titrisation que les « créances pourries » se sont retrouvées dans les bilans des banques européennes, qui s’étaient gavées de ces crédits à haut risque et à haut rendement, causant des faillites et des pertes considérables.
Pourquoi les banquiers ont-ils inventé la titrisation ? Au départ, pour se débarrasser rapidement de leurs crédits en les revendant à des investisseurs. Auparavant, les banques devaient garder à leur bilan les crédits qu’elles accordaient jusqu’à l’échéance de ceux-ci. Ce qui les obligeait à établir une relation de long terme avec leurs clients. La titrisation a aboli cette contrainte de durée et répondu à l’impatience des banquiers à la recherche de rendements élevés à court terme.
Ainsi, l’une des contradictions internes du capitalisme contemporain, qui s’exprime dans les crises financières, vient de ces différences de temporalité entre les entreprises qui s’inscrivent dans la durée et les acteurs financiers dont l’horizon est court. Comment sortir de ce dilemme ? Comme nous le verrons au chapitre 11, une solution consisterait à faire émerger des investisseurs publics à long terme, ayant un comportement différent de celui des investisseurs financiers privés, dont on a vu le rôle dominant dans le capitalisme actuel.