Canaliser des financements stables et ciblés vers l'innovation et la connaissance :
Dans l’économie de la connaissance, les entreprises se heurtent à un double défi – la prise en compte du risque et du temps long – inhérent à la nature même du savoir et de l’innovation. Or la logique de fonctionnement des marchés et des acteurs financiers n’y est pas adaptée. Comme l’a montré Keynes, l’une des fonctions des marchés financiers est de fournir aux investisseurs des actifs liquides, cessibles à tout moment, ce qui limite la prise de risque.
À titre d’illustration, sur la place de Paris, plus de la moitié du capital des entreprises cotées est détenue par des investisseurs institutionnels, qui ont des objectifs purement financiers et un comportement nomade. Ainsi, la durée de détention de leurs participations est de sept mois en moyenne, et seulement de quatre mois pour les investisseurs étrangers (qui détiennent plus de 46 % du capital des entreprises du CAC 40). Cette prio¬rité donnée à la recherche de liquidité est incompatible avec le financement de l’innovation et de la connaissance, qui s’inscrit dans la durée.
Dans les principaux pays industrialisés, deux solutions ont été apportées aux défis posés par le financement de la connaissance et de l’innovation. Le financement du capital-risque est réalisé par des fonds privés (private equity funds). Mais ces opérations soulèvent deux problèmes : l’horizon des fonds privés étant relativement court (la durée moyenne de l’investissement est de l’ordre de trois ans), ces derniers n’apportent pas la stabilité financière sur longue période propice à l’accumulation des connaissances ; par ailleurs, la part des investissements tournés vers l’innovation et la création d’entreprises innovantes reste très minoritaire. En effet, la majorité de ces opérations prennent la forme de reprises d’entreprises existantes – et non de start-up, notamment à l’occasion de successions.
Les marchés financiers spécialisés dans le capital-risque-dont le plus important est le Nasdaq américain – constituent le second canal du financement des entreprises innovantes. Comme nous l’avons également vu, ils ont été mis en place dans les principaux pays industrialisés pendant la seconde moitié des années 1990, au moment de la bulle Internet.
En Europe, les autorités ont encouragé la création de tels marchés. Sous l’effet de la concurrence, ces marchés spécialisés ont été peu exigeants et ont financé des entreprises de médiocre qualité. Le Nouveau Marché français n’a pas résisté à l’éclatement de la bulle et a périclité à partir de 2001. Le Neuer Markt allemand a également eu une existence éphémère après des débuts prometteurs. À l’échelle européenne, les marchés financiers spécialisés n’ont pas fait leurs preuves. La dernière expérience est Alternext, créé en 2005 et rattaché à Euronext, qui s’inspire de l’Alternative Investment Market (AIM) de Londres. Ces marchés sont pris dans une contradiction qui explique en partie l’échec de la plupart des expériences européennes : pour attirer les start-up, les autorités ont fait preuve de laxisme dans les règles d’introduction en Bourse ; en conséquence, le niveau de protection minimale des investisseurs n’était pas assuré. Or les start-up sont des entreprises fragiles. Les investisseurs ont manqué de repères, ce qui a nui au développement de ces marchés.
Au total, les principaux canaux de financement de l’innovation et de la R&D existant dans les pays développés connaissent des limites, et n’apportent pas de solutions pleinement satisfaisantes. D’un côté, les fonds d’investissement privés ne consacrent qu’une modeste proportion de leurs financements au capital-risque et ont un horizon trop court pour assurer un environnement financier stable aux entreprises innovantes. De l’autre côté, les marchés financiers spécialisés ont montré les limites de leur capacité à lever des capitaux pour des entreprises dont la rentabilité est très aléatoire.
La solution serait que se développent d’autres formes de financement et qu’apparaissent des investisseurs, privés et publics, ayant des stratégies plus adaptées à l’économie de la connaissance. Les dispositifs existants pourraient être améliorés en prenant appui sur les institutions financières spécialisées et les fonds d’investissement publics dits « souverains ».
Favoriser la multiplication d’acteurs spécialisés :
Les acteurs de marché peinent à évaluer et à prendre en charge les risques des entreprises innovantes. Les investisseurs se trouvent souvent confrontés à des risques pour lesquels ils n’ont pas d’expertise. S’agissant des PME, le recours à des institutions bancaires ou financières spécialisées apparaît nécessaire. Les expériences étrangères sont instructives à cet égard.
En Allemagne, les banques locales ou régionales jouent un rôle prédominant, notamment au niveau des Länder, dans les financements régionaux du capital-risque. En France, OSEO remplit cette fonction. Cet établissement public, issu du rapprochement de l’Agence nationale de valorisation de la recherche (ANVAR), de la Banque de développement des PME (BDPME) et de la Société française de garantie des financements (SOFARIS), a pour but de proposer un guichet unique pour les dispositifs de soutien aux PME et de mutualiser les ressources nécessaires avec les régions et l’État. Cet organisme exerce trois métiers : le soutien à l’innovation et le financement des investissements, en partenariat avec les banques, la garantie des financements bancaires et les interventions en fonds propres. À côté d’OSEO, CDC entreprises, principal investisseur institutionnel du marché français du capital- risque technologique et du capital développement à l’échelle régionale, a pour objectif d’aider à développer, aux côtés d’investisseurs privés, une offre stable et pérenne de capitaux, plus particulièrement de fonds propres, pour les PME innovantes. La taille déjà conséquente de CDC entreprises (1,6 milliard d’euros sous gestion et 221 participations en portefeuille à la fin 2006) devrait être développée.
Ces deux acteurs ne peuvent répondre à eux seuls aux besoins liés au financement de l’innovation. Il faudrait multiplier les institutions financières spécialisées de ce type, notamment au niveau local. L’on observe en effet une carence des financements locaux de l’innovation en France.
À la recherche d’un nouveau paradigme financier :
L’une des limites de la finance moderne est son incapacité à financer dans de bonnes conditions la connaissance et l’innovation. Les principales difficultés tiennent à ce que, dans l’économie du savoir, les performances des entreprises se mesurent sur le long terme, à des horizons bien supérieurs aux normes de la finance de marché. Par ailleurs, les sources de création de valeur pour les entreprises sont liées à l’importance grandissante des actifs immatériels. Or, les marchés sont souvent dans l’incapacité de mesurer le « goodwill », qui a un poids croissant dans le bilan des entreprises. Le savoir est en effet un bien public, source de richesse et d’opportunités qui ne s’expriment pas directement en prix ni en rendement financier. La finance traditionnelle est ainsi inadaptée à l’économie de la connaissance.
Plusieurs voies peuvent être empruntées pour définir une autre conception de la finance. La crise financière a ainsi rappelé qu’il existe d’autres formes d’organisation de la finance, respectant des principes éthiques. Par exemple, la finance socialement responsable ne fait pas de la rentabilité un objectif prioritaire. Mentionnons à ce sujet la finance islamique, en plein essor et peu affectée par la crise, qui met également en avant le respect de principes éthiques proches de la finance socialement responsable. Toute opération financière doit être explicitement adossée à un actif réel et la finalité de chaque investissement, clairement identifiée. La revente d’un crédit, qui aboutit à dissocier celui-ci de sa finalité, est interdite. Ainsi est préservée la traçabilité de l’argent. Clairement, si ces principes avaient été appliqués par les banques américaines et européennes, la crise aurait été évitée !
Une autre voie de réflexion prometteuse porte sur les investisseurs de long terme, qui développent des stratégies en phase avec les exigences de l’économie du savoir. Cette approche de l’investissement doit reposer sur une prise en compte explicite de l’ensemble des facteurs (positifs ou négatifs) contribuant au développement économique et à la création de valeur : le potentiel d’innovation d’une entreprise, sa capacité à mobiliser et à valoriser ses ressources humaines, les dimensions sociétales (par exemple, l’égalité des genres) et environnementales. Elle est fondée sur une conception partenariale, et non exclusivement actionnariale, de l’entreprise. Sont ainsi pris en compte le rôle et les intérêts des différentes « parties prenantes » de l’entreprise : les actionnaires, les managers, les salariés, les clients, la société, la puissance publique, etc. Ce qui implique une nouvelle forme de responsabilisation des managers, basée sur une logique de pouvoir finalisée sur des objectifs élargis ne se limitant pas à la maximisation du rendement des fonds propres, le fameux ROE.
Les investisseurs de long terme se distinguent par la nature de leur passif. L’épargne qui leur est confiée est collective. Ils n’ont pas d’engagements contractuels à l’égard d’épargnants individuels comme les investisseurs institutionnels. La gestion des fonds à long terme n’est pas soumise à la pression concurrentielle ni à la recherche du rendement maximal. Ils ont une mission qui leur a été confiée par un organisme de tutelle. Ces fonds peuvent dépendre d’un État, d’une collectivité territoriale ou d’un organisme financier public, comme le fonds français de réserve des retraites.
Les fonds souverains, investisseurs de long terme ?
Une nouvelle catégorie d’investisseurs apparaît particulièrement en cohérence avec une stratégie d’investissement de long terme : les fonds souverains (voir le chapitre 2), qui se sont fortement développés au cours de la période récente avec la montée des cours des matières premières. Ils gèrent l’argent des États tels que la Chine, la Russie, le Qatar et Dubaï. Les fonds souverains sont nés dans les années 1960 et 1970 dans les pétromonarchies afin de recycler les pétrodollars, puis se sont développés en Asie pour investir les excédents commerciaux. C’est le cas de la China Investment Corporation créée en 2006 et dotée de 250 milliards de dollars. Les stratégies de ces acteurs ne sont pas toujours transparentes, mais l’on peut penser qu’elles ne se limitent pas à la recherche de rentabilité à court terme.
Le fonds souverain de l’État norvégien, le Government Pension Fund Global, est emblématique. Ses ressources d’origine pétrolière (260 milliards d’euros en 2008) sont gérées par la Banque centrale et par des gestionnaires délégués dans une perspective de transfert intergénérationnel et de développement durable, avec des règles éthiques. Il s’agissait du premier fonds actionnaire du CAC 40 en 2008 avec un investissement total de 12 milliards de dollars dans Alcatel-Lucent, Arcelor-Mittal, Carrefour, la Société générale et Total.
Le fait d’être adossés aux États donne aux fonds souverains une nature singulière. Ceux-ci sont souvent orientés vers des stratégies de long terme : préparation de l’après-pétrole pour les monarchies du Golfe, reclassement des excédents commerciaux pour les pays asiatiques, recapitalisation des institutions financières du Nord en proie à la crise financière… Ils apparaissent comme des instruments légitimes et efficaces de prévoyance et de gestion des risques de long terme par les États.
Les fonds souverains français :
Il est peu connu que la France possède trois fonds souverains : la Caisse des dépôts et consignations (CDC), le Fonds de réserve des retraites (FRR) et le récent Fonds stratégique d’investissement (FSI). Le problème est qu’ils sont de taille modeste comparés à leurs homologues étrangers. Il est vrai que la France n’a ni pétrole, ni excédents commerciaux…
Créée sous la Restauration en pleine crise financière (déjà !), la CDC est un fonds souverain qui n’ose pas dire son nom. Premier investisseur de la place de Paris, elle est présente au capital de 250 sociétés, françaises pour la plupart. Elle gère un portefeuille de titres de plus de 30 milliards d’euros. Nous l’avons vu, elle fait du capital-développement par l’intermédiaire de sa filiale CDC Entreprises. De plus, la CDC est le premier ou deuxième actionnaire d’une entreprise sur trois cotées au CAC 40 (Veolia, Accor, Dexia, etc.). Et lors de la crise, en octobre 2008, à la demande du gouvernement, elle est allée au secours de Dexia en la recapitalisant de 2 milliards d’euros.
Par ailleurs, sur les fonds d’épargne qu’elle collecte, la CDC a libéré plus de 20 milliards d’euros pour soutenir les PME et les collectivités locales. En dépit de son évidente utilité pour l’État, elle a été sérieusement affaiblie. De manière très surprenante, en 2000 elle a décidé de filialiser une grande partie de ses activités bancaires et financières, soit l’ensemble de ses instruments d’intervention sur les marchés. Dans le cadre d’un partenariat avec les Caisses d’épargne privatisées, la société Ixis a été créée. Sans l’accord de la CDC, les Caisses d’épargne ont négocié la fusion d’Ixis avec la banque d’investissement des Banques populaires (Natexis) pour créer Natixis, qui a rencontré de grandes difficultés au moment de la crise des subprime. La CDC a ainsi été dépossédée, sans que l’État intervienne, d’une grande partie de ses outils d’intervention financiers !
Plus récemment, en permettant aux banques commerciales de distribuer le livret A, l’État a signé la fin de la centralisation de la collecte de cette épargne par la CDC, privant cette dernière des fonds utiles à son action.
Le deuxième « fonds souverain » français est le Fonds de réserve des retraites (FRR), créé en 1999. Son rôle est d’investir l’argent public destiné à compléter, à partir de 2020, le financement des retraites des salariés du privé, des commerçants et des artisans. Le FRR a un horizon de long terme, puisqu’il ne devrait pas faire de décaissement avant 2020. Il a décidé d’investir dans les actions non cotées, majoritairement en Europe, avec l’impact positif que l’on peut en attendre sur les PME, l’innovation et l’emploi.
Le FRR constitue un bon exemple de gestion « globale » ou « multidimensionnelle ». Ses dirigeants affirment vouloir mener une politique d’investissement cohérente avec le respect d’un développement économique, social et environnemental équilibré n. Cette vision large a plusieurs implications. Le FRR cherche à prendre en considération les effets positifs des investissements sur la croissance, mais aussi leurs aspects négatifs, par exemple sur l’emploi (délocalisations, etc.). Par ailleurs, il entend appliquer conjointement une analyse financière classique et une analyse d’ISR (investissement socialement responsable), prenant en compte les risques extra-financiers à long terme. Cette approche est fondée sur l’intuition qu’une entreprise soucieuse de ses risques extra-financiers se valorise mieux à long terme.
Le fonctionnement du FRR pose toutefois plusieurs problèmes :
Tout d’abord, celui-ci confie une partie de ses avoirs à des gestionnaires externes dans le cadre de mandats de gestion de courte durée, de l’ordre de trois ans. Ce qui semble incompatible avec une gestion de long terme. Plusieurs centaines de millions d’euros avaient ainsi été confiées à la banque américaine d’investissement Lehman Brothers, juste avant sa faillite en septembre 2008…
Mais le principal problème du FRR est sa pauvreté. Il se situe loin derrière les fonds souverains d’autres pays européens (Irlande, Norvège) pourtant beaucoup plus petits que la France. Sa force de frappe (33,8 milliards d’euros) est dix fois moindre que celle du fonds norvégien. L’État français n’a pas rempli ses engagements : il était prévu que le FRR soit doté de 150 milliards d’euros. Les ressources principales du FRR sont supposées provenir des excédents des régimes sociaux – peu probables dans un horizon proche – et des produits de cessions d’actifs, qui se sont limitées à 6 milliards d’euros. Cela traduit un manque de volontarisme politique. Le rôle croissant joué par les fonds souverains devrait pourtant amener les pouvoirs publics à définir une politique ambitieuse dans ce domaine…
Le président Sarkozy a annoncé le 22 octobre 2008 la création d’un Fonds stratégique d’investissement (FSI) détenu à 51 % par la CDC et à 49 % par l’État. Le FSI doit gérer un portefeuille de participations et de fonds à investir de 20 milliards d’euros. Deux objectifs lui ont été assignés : soutenir les entreprises et sécuriser le capital des plus stratégiques d’entre elles. La première opération du FSI a été une prise de participation à hauteur de 33,34 % dans le capital d’Aker Yards France, ex- Chantiers de l’Atlantique et dernier grand chantier civil français. L’objectif affiché par les pouvoirs publics est de préserver l’emploi à Saint-Nazaire et Lorient et de maintenir en France l’expertise de la construction navale. Il serait souhaitable que les dotations du FSI soient significativement augmentées, et qu’une partie importante de ses opérations soient orientées vers les nouvelles technologies, dont les entreprises ont été durement frappées par la crise.