Une gestion duale des ressources humaines :
La gestion des ressources humaines (GRH) a été directement affectée par les nouvelles stratégies des entreprises à la recherche de gains en efficacité et de rendement financier à court terme.
Au cours de la période fordiste, la gestion des ressources humaines avait pour caractéristiques majeures l’homogénéité et la stabilité. Elle était régie par un cadre commun à tous les travailleurs de l’entreprise. Son objectif principal était de construire des relations salariales stables, tout en organisant un marché externe du travail précaire dans le cadre d’une segmentation du marché du travail.
La période postfordiste correspond à la montée de la concurrence par l’innovation ; la production de masse fait place à la différenciation des produits. Par ailleurs, les entreprises se livrent à une recherche effrénée de rentabilité sur l’ensemble de la chaîne de production. La gestion des ressources humaines s’en trouve bouleversée. Parallèlement, la diffusion de la logique de division cognitive du travail va avoir des implications fortes sur la GRH. L’objectif de stabilité de la relation salariale qui concernait auparavant l’ensemble des travailleurs s’efface au profit de la flexibilité et de la précarité pour un grand nombre d’entre eux et une politique de fidélisation et d’attraction pour un noyau très restreint de salariés très qualifiés et de cadres.
L’homogénéité de la régulation salariale disparaît au bénéfice de l’individualisation du travail, avec une forte différenciation des politiques de GRH selon les catégories. Les négociations salariales ne se tiennent plus au niveau des branches d’activité, mais sont décentralisées au niveau de chaque entreprise, libre d’appliquer ses propres normes, profitant de l’affaiblissement du pouvoir syndical. L’éclatement de l’activité et la dispersion internationale des sites de production dans les grands groupes fragilisent d’ailleurs encore davantage la situation des organisations syndicales.
Au-delà de la grande diversité des situations observées, l’on constate un certain nombre de points communs dans les politiques actuelles de GRH au sein des groupes industriels et financiers et, de manière générale, dans les entreprises exposées à la concurrence internationale et à logique actionnariale. Ainsi coexistent deux grands types de relations salariales reposant sur la complémentarité, entre deux logiques distinctes de division du travail, la logique cognitive et la logique taylorienne flexible.
Le premier type de gestion concerne les actifs spécifiques au cœur du bloc de compétences de la firme (R&D, management stratégique, marketing stratégique) et vise les individus porteurs de compétences de haut niveau. Ces cadres sont en position asymétrique, selon que l’on se situe de leur point de vue ou de celui de la firme qui les emploie. Ils constituent des actifs transférables très demandés par les concurrents ; ils utilisent les mécanismes de marché pour obtenir la meilleure rémunération possible grâce à la mobilité. Aux yeux de l’entreprise, ils constituent des actifs spécifiques et représentent une perte de valeur productive pour les firmes qui s’en séparent. C’est pourquoi ils sont le segment cible des politiques de stock-options et autres parachutes dorés pratiquées par les grandes entreprises.
En raison de cette asymétrie, le marché des dirigeants est donc imparfait et biaisé à la hausse, ce qui explique le caractère exorbitant des rémunérations. Il obéit à une logique de « stars ». Pour attirer le meilleur manager, il suffit de verser un salaire supérieur à celui des autres entreprises. La référence n’est donc pas la performance absolue du dirigeant, mais plutôt la rémunération à laquelle il peut prétendre ailleurs. Un système également vicié par le fait que ce sont les stars, généralement administrateurs dans plusieurs sociétés, qui fixent les rémunérations d’autres stars, au sein des conseils d’administration auxquels ils participent. Car, dans la logique de surenchère, faire augmenter les rémunérations d’autres dirigeants équivaut à augmenter sa propre rémunération…
Le deuxième type de relations salariales correspond aux compétences spécifiques (celles des cognitifs polyvalents) dans la production organisée selon le principe de division cognitive du travail. Ces compétences sont spécifiques à des blocs de savoir particuliers. Par exemple, les fabricants de chaussures de sport concentrent leurs efforts sur deux blocs de savoirs homogènes : la R&D et le marketing. Ils recrutent des ingénieurs de haut niveau, capables de maîtriser l’ensemble des compétences de R&D ou de marketing. Ils requièrent plusieurs compétences de base à l’intérieur du bloc R&D finition. On trouve ces profils professionnels tant dans les secteurs de très haute technologie (informatique, biotechnologies, etc.) que dans des niches particulières de secteurs plus traditionnels – par exemple, le sous-secteur des vêtements de danse dans l’habillement. Ces travailleurs sont doublement spécifiques : du point de vue de l’entreprise, et au vu de leur mobilité, limitée par leur type de compétences. Ce modèle a été au cœur des relations salariales dans les entreprises japonaises et du fameux emploi à vie. Il est l’héritier de la période fordiste. Le nombre de salariés relevant de ce modèle est encore important, mais il a fortement diminué sous l’effet des politiques d’automatisation et d’externalisation pratiquées par les grands groupes depuis les années 1980.
Enfin, un troisième type de gestion de ressources humaines concerne les personnels engagés dans la division taylorienne du travail au sein de l’entreprise, dont on a vu qu’elle est souvent complémentaire de la division cognitive. Il s’agit de compétences plus standard qui incluent les différents types de travail précaire. Les effectifs s’adaptent en « juste à temps » aux besoins. Ces salariés se retrouvent souvent dans les unités délocalisées dans les pays à bas salaires, comme c’est le cas chez les sous-traitants travaillant pour le compte des groupes industriels. Les très bas salaires de ces travailleurs néotayloriens précaires permettent de financer les salaires élevés des deux premières catégories…
Ces trois configurations salariales s’observent simultanément, dans des proportions variables selon les secteurs et les entreprises . Les salariés stables et polyvalents représentaient par le passé entre 35 % et 40 % de la population active. Leur nombre a diminué au cours des deux dernières décennies. Le nombre de salariés relevant du modèle de la profession s’est accru, pour représenter entre 5 % et 10 % des effectifs. Cela signifie que, dans le nouveau capitalisme, les salariés soumis à la flexibilité du marché forment la majorité de la population active. Cette tendance bien connue à la précarisation des salariés résulte directement des stratégies des entreprises soumises aux contraintes de compétitivité et de rentabilité financière.
L’on observe ainsi une gestion duale des ressources humaines dans les grandes entreprises comme chez l’ensemble de leurs sous-traitants. D’un côté, les entreprises investissent des ressources importantes pour s’assurer les services des managers et des cadres porteurs de compétences de haut niveau. Ces derniers sont les grands gagnants de la mondialisation et valorisent leur savoir- faire en profitant de leur mobilité internationale. De l’autre côté, les entreprises cherchent à peser sur les coûts salariaux en réduisant la part du salariat stable et polyvalent au profit d’une main-d’œuvre flexible.
Il est possible de s’interroger sur l’efficacité à long terme d’un tel système de GRH, dans la mesure où celui-ci distend les relations entre l’entreprise et l’ensemble de ses ressources humaines, ce qui porte atteinte à l’accumulation du savoir- faire et de l’expérience, c’est-à-dire du capital-connaissance cognitif (knowledge capital). Cette distance entre l’entreprise et ses salariés concerne tous les niveaux de qualification. D’une part, les managers et les cadres hautement qualifiés sont plus attachés à leur expertise et à leur rémunération qu’à la société qui les emploie. D’autre part, la gestion de la grande majorité du personnel sur la base d’objectifs globaux de rentabilité des capitaux investis se traduit par une dépersonnalisation du management, une démotivation des salariés, et un éclatement des dynamiques collectives traditionnelles au sein de la firme.
L’une des conséquences les plus criantes du dualisme au sein des grandes entreprises est le creusement spectaculaire des écarts de rémunérations. Comme nous l’avons vu, au début des années 2000, le salaire et les stock-options des P-DG des sociétés du CAC 40 représentaient plus de trois cents fois le SMIC annuel.
Pour résumer, les entreprises ont été amenées à transformer en profondeur leur organisation et leur fonctionnement sous la pression de la concurrence internationale et des exigences de rendement financier à court terme. Les nouvelles organisations se traduisent en particulier par une hybridation des logiques taylorienne et cognitive, une fragmentation à l’échelle internationale des processus productifs et une gestion duale des ressources humaines. Appliquées à la production du savoir, elles ont des effets ambigus et vraisemblablement négatifs à long terme sur l’accumulation et la diffusion des connaissances. Ainsi, les pressions exercées par la finance entraîneraient une diffusion de la logique taylorienne flexible au détriment de l’accumulation des savoirs et de l’apprentissage collectif. Les droits de propriété intellectuelle pourraient également favoriser cette logique restrictive pour le développement de l’économie de la connaissance.