Une finance mondiale profondément inégalitaire
L’une des principales vertus supposées de la globalisation financière est de favoriser le financement de l’ensemble des pays de la planète. La réalité est très éloignée de cette représentation optimiste et très largement répandue.
En effet, les flux financiers internationaux sont polarisés sur un petit nombre de pays et d’acteurs. Il est possible de distinguer trois groupes de pays : les pays avancés, les pays en développement, et, parmi ces derniers, les pays dits « émergents », récemment ouverts à la finance internationale. Bien qu’ils représentent plus de 80 % de la population mondiale, les pays en développement ne reçoivent qu’une faible partie des flux financiers internationaux. Ainsi, en 2007, les flux entrants d’investissements directs vers ces pays, qui servent à la construction d’usines ou au rachat d’entreprises, ont représenté moins de 30 % du total. Et, parmi les pays en développement, une poignée de pays émergents principalement situés en Asie (Chine, Inde, Corée du Sud) en ont capté la moitié. Cela signifie que la grande majorité des pays en développement ont été exclus de facto de la mondialisation financière.
Au-delà des seuls investissements directs, l’on constate que les États-Unis recueillent à eux seuls la plus grande partie (plus de 60 %) des financements internationaux, consacrés au déficit abyssal de leur balance des paiements. Les pays pétroliers (dont la Russie) et la Chine, du fait de leurs énormes excédents extérieurs, assurent près de la moitié des financements mondiaux. La « mondialisation financière » se traduit ainsi par une polarisation extrême des flux au profit d’un petit nombre de pays, et plus particulièrement de la première puissance économique mondiale.
Les pays riches empruntent massivement sur les marchés internationaux :
Si l’on se tourne maintenant vers les agents économiques, il apparaît que quatre groupes d’acteurs – États, firmes multinationales, ménages et investisseurs – appartenant aux pays les plus riches sont les grands bénéficiaires de la globalisation financière.
Ce sont d’abord les États des pays avancés dont la dette publique s’est considérablement accrue depuis trois décennies. Afin de financer cet endettement, les gouvernements ont dû faire appel aux investisseurs internationaux. Pour attirer ces derniers, ils ont procédé à des réformes financières accélérées dès les années 1980. Deux séries de mesures ont été prises : une libéralisation financière radicale, destinée à supprimer toutes les entraves à la libre circulation des capitaux. Le cas de la France est emblématique à cet égard. La « modernisation » rapide de la place de Paris au milieu des années 1980, réalisée par Pierre Bérégovoy, alors ministre des Finances, et Jean-Claude Trichet, directeur du Trésor, avait précisément pour objectif d’attirer les investisseurs étrangers pour financer une dette publique en hausse rapide.
Les politiques de libéralisation et de modernisation financières se sont étendues à l’échelle de l’Union européenne, aboutissant à la mise en place d’un marché unique des capitaux (1990) et à la création de la monnaie unique (1999). Dès les années 1980, les marchés des titres d’État sont devenus un compartiment très actif du marché financier international. Ainsi le processus de globalisation financière de l’ère moderne a-t-il été lancé sous l’impulsion des gouvernements des principaux pays industrialisés.
Depuis les années 1980, la dépendance des États à l’égard des marchés financiers internationaux est devenue très importante : exprimée en pourcentage du PIB, la dette publique atteignait en moyenne 66 % en 2007 contre 38 % en 1980 pour l’UE . En France, le poids de la dette publique est passé de 20 % à 71 % de 1980 à 2009 ; en moyenne, au moins 30 % sont détenus par des investisseurs étrangers. À partir du début des années 2000, c’est aux États-Unis que la situation a été la plus critique, puisque le déficit public y est le plus élevé et avoisine 8 % du PIB, entraînant un déficit « jumeau » de la balance des paiements courants. Les États-Unis absorbent à eux seuls plus de 60 % de l’épargne mondiale pour financer leurs déficits.
La globalisation financière au service des firmes multinationales :
À côté des États, les entreprises multinationales sont des acteurs majeurs de la globalisation financière. Les mutations récentes de la finance internationale sont directement liées aux nouveaux besoins financiers des entreprises dans le cadre de la mondialisation de leurs activités productives. Les entreprises multinationales sont devenues des « acteurs globaux » qui cherchent à optimiser la localisation de leurs activités à l’échelle du monde dans le double objectif de réduire leurs coûts salariaux, fiscaux et financiers pour les segments les plus standardisés de leur production, d’une part, et d’accéder aux compétences spécifiques des territoires, d’autre part. Ces firmes multinationales sont au cœur de la mondialisation, à travers leurs stratégies de délocalisation, de fusions-acquisitions (F&A), par les flux considérables de marchandises et de capitaux qu’elles engendrent autour de la planète. Le financement de ces nouvelles stratégies globales nécessite un volume considérable de ressources et de nouveaux instruments financiers.
Dans le passé, avant que s’accélère la globalisation financière, les firmes multinationales assuraient leur expansion internationale en procédant à des investissements directs financés sur leurs propres ressources ou à partir de leur pays d’origine. Aujourd’hui, à la suite des politiques de libéralisation financière menées dans la plupart des pays, les firmes multinationales (et transnationales) peuvent accéder librement aux marchés financiers locaux pour assurer le financement sur place de leurs filiales. C’est ainsi que la place de Paris accueille des firmes étrangères et que, symétriquement, les plus grandes firmes françaises sont cotées sur les Bourses étrangères. Alors que le développement de la finance internationale était lié, dans les années 1980, au dynamisme des marchés obligataires publics avec la montée des besoins de financement publics, au cours des décennies suivantes, le relais a été pris par le développement rapide des marchés d’actions et d’obligations privées (corporate) destinés à assurer le financement des entreprises transnationales. Le poids de la dette obligataire publique et privée internationale (détenue par des non-résidents) a littéralement explosé depuis les années 1980Particulièrement importants ont été les besoins de financement des multinationales liés aux opérations de fusions- acquisitions. La plupart des grands groupes français ont mené d’importantes opérations de F&A à partir des années 1990, à commencer par Vivendi et Universal, France Télécom et Orange, Casino et Promodès, BNP et Paribas, etc. Ces restructurations prennent alors une dimension considérable : le volume des F&A à l’échelle mondiale a littéralement explosé, passant de 85 milliards de dollars en 1991 à 558 milliards de dollars en 1998 pour atteindre 3 000 milliards de dollars en 2005 et 4 500 milliards de dollars en 2007 (selon Thomson Financial). Près d’un tiers de ces opérations (1 800 milliards de dollars en 2007) est réalisé par des grands groupes européens et notamment français. Leur multiplication a contribué, d’une manière décisive, à l’explosion du volume des transactions sur les marchés financiers, où s’échangent les titres des entreprises qui fusionnent.
Les ménages des pays riches, pourvoyeurs des marchés financiers :
On ne peut pas comprendre l’accélération du processus de globalisation financière des dernières décennies sans faire également référence à la forte demande de placements des détenteurs de la richesse financière. Celle-ci se concentre entre les mains des ménages les plus aisés d’un nombre limité de pays, principalement ceux de la riche Triade (États-Unis, Europe et Japon). La structure des revenus et des patrimoines s’est en effet fortement déformée au profit des cadres supérieurs et des dirigeants dans la plupart des pays avancés. Ainsi, aux États-Unis, il y a eu un transfert de l’ordre de 15 % du revenu national en direction des 1 % les plus riches, alors que la majorité a connu une stagnation de son pouvoir d’achat.
Plusieurs facteurs ont contribué à cet accroissement rapide des placements financiers. La montée de l’incertitude quant à l’avenir, concernant notamment les retraites, a amené les particuliers à augmenter leur épargne par mesure de précaution. Un comportement amplifié par l’évolution généralement favorable de la fiscalité de l’épargne, la concurrence entre places financières entraînant un nivellement par le bas de la pression fiscale. Par ailleurs, la culture « boursière » se propage, y compris chez les petits épargnants, dans des pays où les marchés financiers étaient peu développés dans le passé. Ainsi, en France, un ménage sur trois détient désormais des actifs financiers, et près de 40 % du patrimoine des ménages sont sous cette forme, contre un tiers dans les années 1970.
Les facteurs démographiques ont également joué un rôle moteur dans les mutations en cours. Dans l’après-guerre, les pays développés ont connu un choc important, le baby-boom, qui s’est traduit par un relèvement temporaire de la fécondité. Aujourd’hui, ces pays commencent à subir un contre-choc avec le vieillissement de la population qui résulte de trois facteurs : la baisse de la fécondité, qui revient au niveau antérieur au baby-boom (2,1 enfants par femme), l’arrivée à l’âge de la retraite des nombreux baby-boomers (c’est le « papy-boom ») et l’allongement de la durée de vie, qui, en cinquante ans, est passée de 63 à 75 ans pour les hommes et de 68 à 82 ans pour les femmes.
Si l’on se réfère aux projections de l’INSEE (Institut national de la statistique et des études économiques), la part des plus de 60 ans dans la population française, qui s’élevait à 16,2 % en 1950 et à 19 % en 1990, passerait de 20,6 % en 2000 à environ 30 % en 2030 et devrait être de l’ordre d’un tiers en 2050. Ce vieillissement s’observe également dans les autres pays riches.
Le contre-choc démographique a un impact significatif sur l’accumulation d’actifs financiers dans les pays riches : c’est ici que la finance rejoint la démographie. On constate, en effet, que le taux d’accumulation financière augmente avec l’âge des populations. Une longévité plus importante entraîne un allongement de la période d’inactivité des ménages, ce qui incite ces derniers à accroître leur effort d’épargne – quel que soit le mode de financement des retraites -, de manière à préserver leur niveau de consommation future. Ainsi, une étude du Conseil national du crédit et du titre aboutit à deux conclusions concernant la France : à la suite de la montée en âge, le patrimoine des ménages s’accroît et la structure du patrimoine se modifie. La part du logement augmente au sein des patrimoines bruts jusqu’à environ 50 % à 45 ans, puis la part des placements financiers – et notamment des valeurs mobilières cotées – s’accroît continûment avec l’âge. Au total, en France, les plus de 55 ans détiennent près de 70 % de la valeur de l’ensemble des portefeuilles de valeurs mobilières. Ces résultats se retrouvent largement dans les autres grands pays industrialisés. Ainsi le vieillissement des pays riches engendre-t-il une hausse de leur accumulation financière. D’où cette demande croissante de placements qui contribue à expliquer le développement rapide des marchés financiers dans les pays développés.
Les investisseurs financiers, acteurs dominants de la finance globalisée :
L’une des conséquences de l’accroissement de la richesse financière des ménages a été le développement de la gestion collective de l’épargne. Les actifs financiers détenus par les particuliers (pour financer leur retraite, par exemple) sont le plus fréquemment gérés par des fonds d’investissement, également dénommés « investisseurs institutionnels » ou « zinzins ». On distingue trois catégories d’investisseurs institutionnels : les fonds de pension, qui gèrent l’épargne-retraite dans les pays où le financement des retraites est fondé sur un régime de capitalisation (principalement les États-Unis et le Royaume-Uni) ; les fonds mutuels ou sociétés d’investissement, appelés Sicav (sociétés d’investissement en capital variable) en France, et les compagnies d’assurance.
Le poids des « zinzins » dans l’économie mondiale est devenu considérable. À la fin 2006, l’encours global de leurs actifs s’élevait à environ 62 000 milliards de dollars, ce qui dépasse le PIB total des principaux pays industrialisés. Ce montant est à comparer aux quelque 2 000 milliards d’actifs accumulés par la Chine à la suite de ses excédents commerciaux… Dans le monde en 2006, les fonds de pension détiennent 36,7 % des actifs gérés pour le compte de tiers ; les parts respectives des fonds mutuels et des sociétés d’assurance sont de 35,2 % et 28,1 %. La propriété de ces actifs est très inégalement répartie en faveur des pays riches et du premier d’entre eux : 52% pour les États-Unis, contre seulement 8 % pour le Royaume-Uni, 6,8 % pour le Japon, 6,1 % pour la France.
L’ensemble de ces données montre, une fois encore, à quel point la finance internationale est polarisée sur un petit nombre de pays et d’acteurs, les plus riches, selon un processus extrêmement inégalitaire.
L’influence majeure des investisseurs institutionnels vient de ce que ces derniers détiennent une part importante du capital des entreprises, estimée dans les années 2000 à environ 50% pour les entreprises cotées en Bourse aux États-Unis et en France. Celle-ci présente la particularité d’avoir le plus fort taux de détention du capital des entreprises cotées par des investisseurs étrangers, de l’ordre de 38 % pour les plus grandes entreprises cotées au CAC 40 en 2007. En 2000, ce taux était de 36,5 % pour toutes les entreprises cotées en France, chiffre bien supérieur aux autres pays européens (moins de 20 % en Allemagne et 29,3 % au Royaume-Uni) .
L’influence des investisseurs étrangers sur les entreprises dont ils détiennent des participations financières se manifeste principalement à deux niveaux : la gouvernance d’entreprise, d’une part, et les exigences de rendement financier élevé, d’autre part.
Les investisseurs internationaux, le plus souvent en position d’actionnaires minoritaires, ne souhaitent généralement pas participer directement à la gestion des entreprises. Mais ils exigent de ces dernières qu’elles se soumettent à leur contrôle en appliquant les principes de gouvernance d’entreprise, en particulier la transparence de l’information donnée aux actionnaires, le devoir des dirigeants de leur rendre régulièrement et fréquemment des comptes (accountability) et le respect des droits des actionnaires minoritaires. La stratégie de ces investisseurs vise à maximiser la valeur boursière et le rendement financier de l’entreprise dans laquelle ils ont investi, d’une part, et à inciter les dirigeants à satisfaire leurs objectifs, d’autre partu. Ils vont donc imposer des normes de rentabilité financière, mesurée par le ROE (retum on equity), c’est-à-dire le ratio entre les bénéfices nets et les capitaux propres de l’entreprise. Et ils vont chercher à amener les dirigeants à se conformer aux intérêts des actionnaires par des modes de rémunération incitatifs tels que les stock-options, qui sont indexées sur la valeur boursière de l’entreprise.
Pour atteindre les objectifs financiers qui lui sont assignés, l’entreprise utilise différentes techniques : elle se recentre sur son métier de base, rachète ses propres actions, fait des économies en capital pour accroître sa rentabilité (downsizing).
Elle doit se recentrer sur son métier de base et abandonner les activités dont la rentabilité est inférieure à celle exigée par les actionnaires. Les nombreux « licenciements boursiers » (Danone, Mittal, etc.), liés aux fermetures d’usines jugées insuffisamment rentables, s’inscrivent dans cette logique. Un autre moyen d’accroître le taux de rentabilité des capitaux propres est de réduire le volume de ceux-ci. Cet objectif peut être atteint de différentes manières. L’externalisation de la production (par exemple, la sous-traitance) de certains produits ou services en est une, qui permet aussi de « sortir » les salariés du périmètre de l’entreprise et de réduire les coûts. Une autre méthode consiste à racheter ses propres actions. Cela permet d’augmenter la rentabilité financière pour les actionnaires, ces derniers étant moins nombreux à se partager les bénéfices de l’entreprise.
Au total, l’entreprise est avant tout considérée par l’investisseur comme un actif financier dont il s’agit d’augmenter la valeur sur les marchés. Il en résulte une « financiarisation » de la gestion de l’entreprise, avec une primauté de la logique financière sur les logiques industrielle et de l’emploi.