Loin de se disperser: les activités se polarisent dans l'espace
Les activités intensives en connaissance connaissent une tendance lourde à la concentration, au lieu d’être dispersées dans l’espace comme le voudraient les approches du « tout cognitif » ou du « tout technologique ».
Les dépenses de R&D traduisent cette forte polarisation autour de trois ou quatre régions européennes. Par exemple, en 2005, elles étaient pour 60 % le fait de trois pays : l’Allemagne (27,2 %), la France (17,6 %), le Royaume-Uni (15,2 %) . Près du quart de ces dépenses sont concentrées dans cinq régions européennes : une française (l’île-de-France qui arrive en tête de toutes les régions européennes), trois allemandes (Stuttgart, Munich, Eindhoven) et une italienne (Lombardie). À l’échelle de la France, les compétences scientifiques et technologiques nécessaires à la maîtrise des technologies clés sont d’ailleurs fortement polarisées autour de l’île-de-France, qui représente plus du tiers du potentiel scientifique et presque 40 % du potentiel technologique français, la région Rhône-Alpes (15 % de ces compétences) et la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (7,5 % des compétences technologiques). La concentration est également très forte aux États-Unis, où les vingt premiers États réalisent 85 % de l’ensemble des dépenses de R&D américaines et les vingt derniers, seulement 4 %1.
Au niveau mondial, les dix premiers pays dépensiers en R&D (huit pays développés et deux pays émergents, la Chine et la Corée du Sud) concentrent 86 % des dépenses totales en la matière et 90 % des dépenses civiles mondiales . Parmi les pays en développement (PED), ceux d’Asie du Sud, de l’Est et du Sud-Est accroissent leur part dans le total des dépenses de R&D des pays du Sud, au contraire de toutes les autres zones, en recul. L’Afrique est, pour sa part, passée de 2,2 % à 1,9 % des dépenses de R&D des PED.
La tendance à la concentration géographique des activités de production de connaissance a donné lieu à deux séries d’explications : la première provient des apports récents de l’économie géographique et se fonde sur les notions de rendements croissants ou d’économies d’échelle ; la seconde s’appuie sur les théories de l’économie de la connaissance et met en avant le principe des externalités de connaissance.
Polarisation et économies d’échelle classiques :
La polarisation des activités économiques, source d’efficacité et de croissance, concerne particulièrement celles qui peuvent bénéficier d’économies d’échelle, résultat du regroupement des firmes, des travailleurs et des consommateurs en un seul lieu. L’avantage de l’agglomération joue encore plus nettement lorsqu’il y a baisse des coûts de transaction (transport, contrôle, etc.). C’est typiquement le cas avec la diffusion des TIC. Une réduction des coûts de transaction peut engendrer un processus cumulatif de divergence entre les régions, dès lors que les conditions initiales sont propices (localisation déjà relativement concentrée, fortes économies d’échelle internes, importante division verticale du travail, poids conséquent des biens différenciés échangeables dans la consommation finale). Ce que ne semblent pas avoir saisi les tenants du « capitalisme cognitif » ou ceux du « monde plat » en décrivant une déterritorialisation complète des activités. La production de connaissances est particulièrement concernée par ces phénomènes de polarisation, comme cela a été montré précédemment, de façon empirique.
Polarisation et externalités de connaissance :
L’économie géographique centre l’analyse sur les économies d’échelle et sur les retombées (externalités) de l’agglomération des firmes en un même lieu, mais elle néglige une composante essentielle de ces retombées : les « externalités de connaissance ». Celles-ci tiennent à la nature imparfaitement appropriable de la connaissance.
Les firmes ont besoin de se regrouper dans les grandes agglomérations, en raison du bénéfice qu’elles peuvent en obtenir. Le contenu de ces externalités peut être de nature pécuniaire (baisse des coûts ou des prix) ou technologique. Les externalités technologiques ne passent pas par le marché et portent sur des biens publics qui sont censés profiter à tous les acteurs.
Parmi les externalités technologiques, les externalités de connaissance apparaissent comme un facteur important de polarisation des activités d’innovation. Les entreprises situées à proximité de sources importantes de création de connaissances (universités, organismes de recherche publics et privés, etc.) seraient capables d’apporter davantage d’innovations que leurs concurrentes situées ailleurs, car elles seraient en mesure de bénéficier plus intensément des externalités de connaissance. Comme l’écrit Maryann Feldman, économiste spécialisée en géographie économique, « le savoir traverse les corridors et les rues plus facilement que les continents et les océans ».
Cette hypothèse repose sur la distinction entre connaissance codifiée et connaissance tacite. La connaissance codifiée, manipulable comme de l’information, serait transférable à distance, notamment au travers d’externalités (c’est-à-dire sans que son créateur en soit complètement rétribué). Il n’y aurait donc pas d’avantage à une localisation à proximité pour en bénéficier. En revanche, le transfert de connaissances tacites nécessiterait des interactions de face-à-face entre les acteurs, d’où la dimension bornée géographiquement de leur diffusion au travers d’externalités.
La diffusion de connaissances tacites en tant que retombées (ou externalités) passe par la mobilité de la main- d’œuvre qualifiée dans un espace régional donné, les coopérations interentreprises ou entre les entreprises et les institutions publiques de recherche, les rencontres et communications informelles (1’« effet cafétéria » qui fait référence au partage non intentionnel des idées et des connaissances entre chercheurs pouvant être à l’origine d’une innovation). Pour que les coopérations soient à l’origine d’externalités de connaissance, il faut qu’elles soient informelles ou tacites. Dès lors qu’elles sont codifiées et passent par des relations marchandes, elles sont sources d’externalités de nature pécuniaire auxquelles on peut donner une valeur marchande (brevets, licences, etc.), à la différence des externalités technologiques, dont les retombées sont diffuses et difficilement appropriables et évaluables en termes monétaires. Or, selon la nature des connaissances, tacites ou codifiées, selon les canaux de transmission (à l’intérieur des secteurs seulement ou entre les secteurs), la proximité entre les acteurs qui participent à la production peut être physique, géographique ou seulement organisationnelle – la proximité organisationnelle repose surtout sur le besoin de similitude et d’appartenance.
La nécessité de la proximité physique se révèle plus importante dans les phases préliminaires du développement technologique, qui mettent en jeu des connaissances plutôt tacites que codifiées. La nature tacite des connaissances impose alors la stabilité de localisation des activités de R&D.