L'industrie financière et bancaire, entre fragmentation et polarisation
Polarisation et concentration
L’industrie des services financiers est organisée sous la forme d’un marché oligopolistique à deux niveaux : les grands centres financiers internationaux au niveau mésoéconomique, et les groupes financiers multispécialisés et transnationaux au niveau microéconomique.
Les facteurs qui poussent à la polarisation de l’industrie financière à l’échelle internationale sont nombreux et peuvent être regroupés en deux catégories correspondant, d’une part, aux facteurs classiques de polarisation communs à tous les secteurs industriels présentés dans le chapitre 4 et, d’autre part, aux facteurs propres à la finance.
Les facteurs de polarisation industriels classiques :
Ce sont, en premier lieu, les économies d’échelle traditionnelles qui poussent à la concentration des activités financières dans des centres de grande taille. Cette industrie se caractérise par des coûts fixes élevés. L’organisation des places financières repose en effet sur des infrastructures et des plateformes technologiques très onéreuses. Les premières comprennent les systèmes de transactions, les dispositifs de fonctionnement et de surveillance des opérations, les chambres de compensation multilatérales, les mécanismes de garantie et les systèmes de règlement-livraison. La concurrence et la pression des investisseurs internationaux, qui en sont les principaux utilisateurs, obligent les places financières à se moderniser en permanence.
L’industrie des services financiers, très largement fondée sur l’accumulation de savoirs et sur le traitement de l’information, est certainement l’une des principales bénéficiaires des avancées liées aux TIC. Ainsi les places financières ont-elles été amenées à abandonner les systèmes traditionnels de négociation à la criée sur les marchés pour les systèmes électroniques de transactions en continu , qui allient flexibilité et faibles coûts tout en supportant des volumes d’ordres très élevés. Ces facteurs jouent en faveur de la concentration des activités et de la constitution de très grandes places.
La recherche d’économies d’échelle et de variété a également conduit à des opérations de fusions et rapprochements entre marchés, qui ont été nombreuses depuis la fin des années 1990. En Europe, l’on a ainsi assisté à un mouvement de concentration ou de disparition des marchés régionaux. En France, les sept parquets de province ont été fermés en 1991. La quasi-totalité des places financières (par exemple, Paris et Stockholm) ont procédé ces dernières années à la fusion de marchés comptant et dérivés au sein d’une même entité, qui est en général également propriétaire de la chambre de compensation. Ces transformations ont conduit à une évolution des structures de gouvernance : historiquement, les marchés, fruit d’une union entre les intermédiaires locaux, étaient détenus par les principaux utilisateurs dans le cadre d’un système de propriété coopératif.
La période récente a été marquée par une spectaculaire consolidation des marchés financiers. L’on a tout d’abord enregistré un mouvement de « démutualisation des marchés » : la Bourse cessait d’appartenir à ses adhérents. Le rôle de membre du marché a eu tendance à être dissocié de celui de propriétaire avec l’ouverture des structures de propriété – outside ownership – à un actionnariat externe. Il en résulte qu’un nombre croissant de marchés ont adopté un objectif de création de valeur et de maximisation des profits pour les actionnaires, et ont décidé d’inscrire à la cote leurs propres actions.
Cette ouverture du capital des places financières s’explique largement par les besoins en capital de plus en plus importants des marchés, notamment pour faire face aux investissements technologiques. Une révolution de la gouvernance des places financières qui a entraîné de véritables bouleversements. C’est ainsi que se sont réalisées des opérations de fusions transfrontières entre marchés. Euronext, première Bourse paneuropéenne, s’est par exemple constituée en 2000 par le rapprochement des marchés d’actions d’Amsterdam, Bruxelles, Paris, rejoints par Lisbonne en 2002, le tout complété par le rachat du marché à terme londonien (LIFFE), puis par un rapprochement, avec constitution d’une société unique, avec le New York Stock Exchange en 2007.
Les effets externes et d’agglomération :
La concentration des places financières résulte également d’effets externes et d’agglomération. Les grandes places financières ne sont pas uniquement des marchés au sens de lieux de confrontation d’offres et de demandes de capitaux. Ce sont aussi, et surtout, des lieux de gestion et de contrôle d’activités dispersées dans le monde. Les activités financières contemporaines se caractérisent en effet par un degré élevé de sophistication des opérations, une réactivité importante aux changements économiques et technologiques, le recours à un nombre important de fournisseurs et des relations largement fondées sur la confiance. Le regroupement des activités améliore l’efficacité de la production en rapprochant les acteurs financiers et leurs clients, ce qui favorise la coordination et la division sociale du travail entre métiers spécialisés.
Le phénomène d’agglomération spatiale se justifie aussi par les besoins en matière de ressources humaines. Désormais, l’industrie financière se caractérise à la fois par l’élévation du niveau des qualifications des salariés et par une spécialisation accrue de la main-d’œuvre dans les grands centres. Ainsi les traders, qui avaient dans le passé un niveau de qualification souvent faible, sont-ils aujourd’hui spécialisés sur des produits financiers de plus en plus spécifiques, parfois complexes.
Les deux facteurs de concentration qui viennent d’être présentés se retrouvent dans la plupart des secteurs d’activité fondés sur l’utilisation intensive de l’information et de la connaissance. S’ajoutent deux autres facteurs d’agglomération, spécifiques à la finance :
– La recherche de liquidité et la possibilité de diversification : un marché financier est d’autant plus efficace qu’il est liquide, c’est-à-dire que des transactions de tous montants peuvent y être réalisées à tout moment, ce qui nécessite des marchés profonds et de très grande taille. Par ailleurs, l’un des objectifs prioritaires des investisseurs, principaux utilisateurs, est la diversification des risques, ce qui nécessite la possibilité de choix de placement sur une gamme la plus large possible d’actifs. Seules les grandes places financières satisfont au mieux ces deux exigences.
– Les comportements mimétiques des acteurs financiers, décrits par de nombreux auteurs . Ce constat s’applique particulièrement aux gestionnaires des fonds d’investissement. Deux explications sont avancées. D’une part, les gérants de fonds adopteraient des comportements mimétiques parce qu’ils manqueraient d’informations et supposeraient que leurs concurrents en ont davantage. D’autre part, leurs performances sont généralement évaluées en comparant leurs résultats aux normes moyennes du marché (benchmarking). Les gestionnaires sont donc incités à adopter un comportement et une stratégie comparables à ceux de leurs concurrents. Cela tend à diminuer le besoin d’informations locales et à favoriser la proximité des autres investisseurs. Ce qui joue sur la géographie des activités, en incitant les investisseurs à privilégier des localisations communes, dans un nombre de plus en plus restreint de centres financiers.
L’ensemble de ces facteurs explique la tendance très marquée à la concentration depuis que le processus de globalisation financière s’est accéléré, au début des années 1980. On ne peut que constater que le nombre de places financières internationales est aujourd’hui très restreint. Dans les faits, Wall Street à New York et la City londonienne dominent la finance internationale. D’autres places importantes, de second rang, se sont également développées : Tokyo, Luxembourg, Francfort, Paris, Zurich. En revanche, la plupart des petites places régionales ont disparu à la suite d’un processus darwinien de sélection naturelle.
Finance et mégapoles, symboles de la polarisation du pouvoir de la finance :
L’émergence des grands centres financiers résulte de la polarisation de la finance à l’échelle internationale. Ce processus n’est pas nouveau. Fernand Braudel a ainsi montré que, dès les débuts du capitalisme, au XVIe siècle, les places financières et commerçantes (les lieux de foire) avaient tendance à se concentrer dans les grandes villes, telles qu’Amsterdam, Milan, Lyon, lieux de rencontres favorisant les activités économiques.
Au XXIe siècle, le phénomène s’est amplifié, dans le contexte de la globalisation financière et des économies fondées sur l’utilisation intensive de l’information et des connaissances. Les activités financières se sont concentrées dans les mégapoles, ou villes globales {global city ou gigacity), qui sont au cœur des systèmes mondialisés de production de richesses, d’information et de connaissance. Ces villes globales sont des lieux de pouvoir, de rencontres et d’échanges, de diffusion de l’information et des savoirs. Elles répondent aux besoins de gestion de la complexité et de l’interactivité. Ces grands pôles urbains sont reliés entre eux et constituent à l’échelle mondiale un « réseau-archipel », selon l’expression de l’économiste Pierre Veltz .
Certaines villes jouent un rôle stratégique dans la mondialisation, notamment trois cités idéalement situées sur le globe-New York, Londres et Hong Kong – qui constituent le réseau Nylonkong. Ces trois villes-mondes du XXIe siècle, interconnectées, où les plus grandes banques d’affaires ont installé leur siège, constituent un formidable réseau financier qui assure une circulation constante des capitaux autour de la planète.
Parallèlement à la dispersion des activités de production à travers le monde, les mégapoles jouent le rôle de centres localisés de contrôle des systèmes de production mondialisés. Les activités financières ont un poids important dans les mégapoles où elles sont installées. Dès le milieu 1990, les revenus du secteur financier au sens large (y compris l’assurance et l’immobilier) représentaient près d’un quart des emplois dans le Greater London et près de 41 % du produit régional . En Île- de-France, l’activité financière représentait 6,8 % de l’emploi régional (soit 267 000 personnes) en 2004. Paris employait 135 000 personnes dans ce secteur, soit 51 % de l’emploi financier de la région . Dans le même temps, l’on a assisté à une spectaculaire montée des inégalités au sein du secteur selon les qualifications, d’une part, et entre la moyenne de ce secteur et des autres, d’autre part. À Londres comme à New York et à Paris, les salaires dans les services traditionnels (commerce de détail et services individuels) ont connu un fort décrochage par rapport à ceux du secteur financier.
La finance s’est mise à utiliser la ville elle-même comme un objet d’investissement, privilégiant souvent le court terme et les taux de rentabilité élevés . On construit des immeubles et des équipements non pour répondre à un besoin économique mais par pure spéculation. C’est particulièrement net à Dubaï. Aux États-Unis, la crise des subprimes est une conséquence de la financiarisation de la ville. La finance a créé des instruments extraordinairement sophistiqués pour extraire de la valeur même auprès des ménages les plus modestes, en multipliant les prêts immobiliers risqués pour les convertir en produits d’investissement et vite les revendre avec un fort profit. Un mécanisme destructeur : des millions de logements sont désormais à l’abandon. Toutes les grandes villes ont été touchées par cette crise immobilière qui s’est muée en crise financière internationale.
Dans la nouvelle organisation de l’activité et de l’espace, la finance joue un rôle structurant. Comme l’écrit le spécialiste des questions urbaines Michael Pryke , « le rôle dominant du secteur financier et la portée globale des capitaux internationaux constituent des facteurs décisifs dans le façonnage de la hiérarchie urbaine internationale ». Ainsi, la finance moderne contribue d’une manière décisive au mouvement de polarisation et de concentration qui est au cœur de la mondialisation contemporaine.