Les analyses incomplètes des théoriciens de la finance
À côté des analystes qui mettent l’accent sur la technologie et la connaissance, de nombreux économistes se sont intéressés à la finance et à son rôle dans le fonctionnement du capitalisme contemporain. La plupart des auteurs s’accordent à considérer que le capitalisme est entré dans une nouvelle phase n, marquée par la montée en puissance de la finance internationale. Ils caractérisent le nouveau régime économique en utilisant les expressions voisines de « capitalisme patrimonial », de « capitalisme financier » ou encore de « capitalisme actionnarial » . Certains économistes mettent explicitement en avant le rôle central de la finance dans le fonctionnement des entreprises et l’économie mondiale en donnant à leurs ouvrages des titres évocateurs tels que Le Pouvoir de la finance, La Tyrannie des marchés, L’Empire de l’argent, ou encore Le Nouveau Mur de l’argentu.
Une critique presque unanime des excès de la finance :
La plupart des économistes, venant d’horizons différents, dénoncent le pouvoir exorbitant et les effets pervers de la finance.
L’Américain Robert Shiller déplore l’« exubérance irrationnelle » des marchés financiers, expression empruntée à Alan Greenspan, l’ancien président de la Banque centrale américaine (la Fed) . Analysant les krachs boursiers, il montre l’aveuglement des marchés financiers face aux emballements spéculatifs. En France, cette vision critique est défendue par des économistes de toutes tendances.
Du côté des économistes d’inspiration marxiste ou keynésienne, la finance, considérée comme fondamentalement instable, contribue à la crise du capitalisme. Selon Olivier Pastré et Michel Vigier, les scandales boursiers du début des années 2000 (Enron, Parmalat, etc.) sont la conséquence d’un « capitalisme déboussolé16 » par des marchés financiers qui sont dans l’incapacité de s’autoréguler. Michel Aglietta et Antoine Rebérioux montrent que les « dérives du capitalisme financier» sont inéluctables dès lors que les entreprises sont gérées dans un souci de performance purement financière, dans l’intérêt unique des actionnaires.
De leur côté, les économistes proches du patronat ne sont pas moins critiques à l’égard des effets de la finance. Jean-Luc Gréau n’hésite pas à affirmer que « Le capitalisme [est] malade de sa finance » du fait de l’asservissement des autorités publiques et des acteurs privés au fonctionnement pathologique de la Bourse. Allant encore plus loin, Patrick Artus et Marie-Paule Virard affirment que « Le capitalisme est en train de s’autodétruire », principalement du fait de ‘« absurdité » (sic) du comportement des investisseurs, qui exigent des entreprises des résultats beaucoup trop élevés. Les profits records réalisés ne sont pas réinvestis, mais redistribués aux actionnaires. Ce qui hypothèque l’avenir des entreprises et déprime l’activité économique. Cette part croissante des profits non réinvestis, qui échappent à la sphère productive, est un bon indicateur de la financiarisation de nos économies.
Cette vision critique de la finance ne correspond pas à la doxa enseignée dans les universités, selon laquelle les marchés financiers sont efficients, ce qui a une double signification. Dans l’hypothèse de l’efficience informationnelle, les prix qui se forment sur ces marchés contiennent à chaque instant toute l’information disponible, de telle sorte que les opérateurs sont en mesure de prendre les meilleures décisions possibles. Dans l’hypothèse de l’efficience allocative, les flux se dirigent vers les emplois les plus rentables, et contribuent donc à une allocation optimale des financements entre les entreprises, les secteurs d’activités et les pays. Le prétendu « court-termisme » serait donc une conception erronée. D’après cette conception, les marchés financiers ont un rôle essentiel dans les économies modernes pour sélectionner et financer les bons projets, porteurs de compétitivité et de croissance pour la société.
En fait, ce débat reflète l’ambivalence de la finance. D’un côté, il est vrai que la finance de marché peut être, à certaines conditions, un instrument efficace pour financer les activités d’innovation. Mais, d’un autre côté, en exigeant rapidement des rendements élevés, les investisseurs contraignent les managers à gérer les entreprises selon un horizon court. Ce qui est incompatible avec le temps long nécessaire à l’accumulation des connaissances, comme nous le verrons plus loin.
Les relations entre finance et économie de la connaissance demeurent peu étudiées :
La plupart des réflexions menées sur l’importance prise par la finance dans le capitalisme moderne se sont attachées à en analyser les conséquences, en particulier les effets néfastes. Mais il est surprenant de constater que les économistes se sont assez peu intéressés aux raisons pour lesquelles la finance joue un rôle central dans les économies contemporaines. Peu d’analyses ont cherché à relier le développement de la finance aux transformations de l’appareil productif. Les explications données au processus de financiarisation mettent le plus souvent en avant des causes de nature « exogène », c’est- à-dire extérieures au fonctionnement de l’économie. Sont ainsi invoqués les choix politiques, qui ont contribué à la mise en place des politiques d’inspiration néolibérale à partir de la fin des années 197022 dans la plupart des pays développés et émergents, pour expliquer l’explosion de la finance internationale. Sont également mis en avant les facteurs démographiques. Nous avons vu que le contre-choc démographique, qui se traduit par un vieillissement sensible de la population dans ces pays, favorisait un processus d’accumulation financière des ménages, notamment pour assurer le financement de leurs retraites.
Ces facteurs « exogènes » – politiques, démographiques – ont joué un rôle essentiel dans la montée en puissance de la finance à l’échelle internationale. Mais ils ne suffisent pas à expliquer pourquoi la finance est devenue un rouage central des économies modernes, et plus particulièrement de l’activité des entreprises. En réalité, si la finance a pris une telle importance, c’est parce qu’elle remplit des fonctions précises dans notre système économique. La thèse défendue ici – et qui sera détaillée plus loin – est que le développement de la finance est « endogène » au fonctionnement du capitalisme contemporain. Plus précisément, la finance moderne est étroitement liée aux besoins spécifiques de l’économie de la connaissance.
Au total, la globalisation financière, c’est-à-dire l’émergence d’un marché planétaire du capital financier, est l’une des dimensions majeures de la mondialisation. Comme la connaissance et les nouvelles technologies, la finance moderne est très inégalitaire, car fortement polarisée sur un nombre restreint d’acteurs et de pays. En effet, la globalisation financière profite d’abord aux États, aux entreprises multinationales et aux ménages des pays les plus avancés, même si une poignée de grands pays émergents ont commencé à en tirer parti. La plus grande part des actifs financiers est gérée par les investisseurs institutionnels des pays de la Triade, autres personnages très influents de la scène financière. Ces derniers exercent en effet une emprise considérable sur les entreprises dont ils détiennent le capital avec un objectif de rendement élevé à court terme.
Si les économistes ont analysé avec précision les effets de cette domination pour en montrer les effets souvent néfastes, peu ont établi la relation existant entre l’économie de la connaissance et le rôle central de la finance. L’un des objectifs de ce livre est de combler cette lacune.