Le savoir et la finance: les erreurs d'interprétation des représentations dominantes
Le développement de l’économie de la connaissance et des nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC) a exercé une grande fascination et suscité de nombreux travaux en sciences sociales (histoire, sociologie, économie, etc.).
Une première approche, très populaire aux États-Unis, et défendue dans L’Économie mondialisée par Robert Reich, ancien conseiller du président Clinton, donne un rôle prépondérant aux TIC. Ces dernières aboliraient les distances et transformeraient la planète en un « village global » : les TIC conduiraient à de nouvelles formes d’organisation de la société et des entreprises en réseau donc moins verticales, c’est-à-dire moins hiérarchisées. D’après cette vision, les TIC expliquent la plupart des transformations qui ont conduit à la mondialisation et à ses bienfaits pour l’humanité. Cette lecture optimiste conclut à la convergence des systèmes productifs vers un modèle standard qui serait universel en raison de son efficacité supérieure aux formes antérieures d’organisation.
Une analyse voisine et complémentaire, qui a également reçu une large audience, a été développée par Jeremy Rifkin dans L’Âge de l’accès publié en français en 2000. Pour cet essayiste américain, dans les phases antérieures du capitalisme, l’institution centrale était la propriété : le marché était le lieu où les vendeurs échangeaient des biens qu’ils possédaient pour en acquérir d’autres. Aujourd’hui, l’explosion des TIC serait à l’origine d’une mutation sans précédent : les marchés auraient laissé la place aux réseaux, les biens, aux services, les vendeurs, aux prestataires et les acheteurs, aux utilisateurs. Le recours au leasing (crédit-bail) et aux abonnements sonnerait le glas de la propriété et constituerait la matrice d’un nouvel âge de l’économie.
La thèse globalisante et téléologique du « capitalisme cognitif» :
Un second courant de pensée se fonde sur la notion de « capitalisme cognitif », qui correspondrait à une nouvelle et ultime étape dans l’évolution historique du capitalisme. Selon ses défenseurs, le capitalisme cognitif conduirait à un dépassement du capitalisme fordiste grâce à la mise en œuvre collective du travail cognitif (ou immatériel) et des nouvelles technologies : « Le mode de production du capitalisme cognitif, si on veut en donner une description concrète… repose sur le travail de coopération des cerveaux réunis en réseaux au moyen d’ordinateurs. » Le système économique ainsi défini conduirait à un nouveau type de capitalisme, faisant suite à celui né avec la première révolution industrielle du xix » siècle.
Dans leur ouvrage au titre évocateur Empire , Michael Hardt et Antonio Negri – les représentants les plus connus de ce courant de pensée – défendent l’idée selon laquelle la nouvelle économie de l’information et l’économie numérique ont transformé le capitalisme fordiste en capitalisme cognitif. Ce qui les amène à conclure au développement inexorable d’une spectaculaire décentralisation de la production dans les activités industrielles et de services. Le passage historique au paradigme industriel avait provoqué la concentration intense des forces productives et des migrations massives de main-d’œuvre dans les centres urbains devenus des cités usinières comme Manchester, Detroit, etc. « Avec le passage à l’économie informationnelle, la chaîne de montage serait remplacée par le réseau comme modèle organisationnel de production transformant les formes de coopération et de communication à l’intérieur de chaque site de production entre les différents sites u. » i À l’image d’Internet, il n’y aurait pas de centre. Cette organisation de la production en réseau renvoie au « rhizome »-structure en réseau sans hiérarchie ni centre – de Gilles Deleuze et Félix Guattari. L’efficacité croissante des transports et des télécommunications favoriserait cette décentralisation : « À l’apogée de la production contemporaine, l’information et la communication constituent les biens produits ; le réseau lui-même est le site à la fois de la production et de la circulation. »
Il est vrai que la déconnexion géographique entre production et consommation, phénomène ancien dans l’industrie, lié à la fragmentation des processus productifs, affecte aujourd’hui aussi les activités des services (centres d’appel, saisie informatique, comptabilité, etc.)- Mais faut-il conclure, pour autant, au caractère totalement décentralisé et déterritorialisé de la production organisée en réseau qui s’opposerait à la concentration spatiale des activités?
Les analyses pessimistes de Castells et de Gorz :
Certains auteurs présentent une vision moins idyllique de l’économie de la connaissance et des TIC. C’est le cas du sociologue Manuel Castells et du philosophe André Gorz.
Le premier analyse l’économie de la connaissance et des TIC comme une remise en cause des trois piliers essentiels de l’ère fordiste : des institutions centralisées, des relations sociales stables et des valeurs collectives fortes. Ainsi, la hiérarchie et la centralisation qui caractérisaient l’entreprise ou l’État sont remplacées, d’une part, par une organisation en réseau, horizontale et décentralisée, et, d’autre part, par une prise de pouvoir des citoyens mieux informés et organisés. Les relations sociales se transforment avec l’évolution, la « vie » des réseaux, bousculant les valeurs fordistes de solidarité et d’entraide avec d’autant plus de force qu’existe une fracture numérique. Cette dernière, même si elle tend à se réduire, oppose les plus éduqués (capables de maîtriser les abstractions de l’outil informatique) aux autres, démontrant à nouveau l’importance croissante prise par la connaissance dans nos sociétés. Ce fossé entre les populations existe également entre les pays et, à l’exception de quelques pays qui ont réussi à maîtriser les nouvelles technologies (Chine, Corée du Sud), il se creuse entre les pays développés et ceux en développement.
De son côté, André Gorz développe la thèse la plus critique, puisqu’il voit dans l’économie du savoir la crise ultime du capitalisme, ce dernier étant victime de ses contradictions internes. Il devient en effet de plus en plus difficile de pousser la logique de marchandisation et d’exploitation capitaliste dans un système économique fondé sur la connaissance. Car cette dernière est un bien public fondamentalement rebelle à l’exploitation capitaliste. En d’autres termes, l’expression « capitalisme cognitif » serait un oxymore. Gorz prononce un jugement catastrophiste sans appel sur l’avenir de cette forme de capitalisme : « Le capitaliste dit « cognitif » est la crise du capitalisme. » Pour le philosophe, seul le passage à un système postcapitaliste, qu’il appelait de ses vœux à la fin de sa vie, serait de nature à redonner à la connaissance tout son potentiel positif pour l’humanité.