Le culte des technologies de l'information et de la communication :
Le fétichisme de la machine et des TIC, dont sont victimes les analyses du « tout cognitif » ou du « monde plat », peut conduire, comme nous l’avons montré précédemment, à des erreurs d’interprétation de certaines évolutions récentes. Or les nouvelles technologies et les nouvelles méthodes d’organisation ne constituent que des supports qui confortent des choix organisationnels plus fondamentaux en termes de logiques de division du travail.
Les mêmes illusions se développent à propos de l’accélération des délocalisations des activités de services en raison de l’utilisation des TIC. Certains ont vu dans l’émergence des TIC et des services associés une modification profonde des conditions de la relation prestataire-bénéficiaire. En réalité, la très grande majorité des services restent conditionnés par la nécessité d’une relation directe entre prestataire et bénéficiaire, et la tendance à la disparition de cette relation directe n’est pas encore perceptible. En effet, ce n’est pas parce que les TIC autorisent la délocalisation géographique des services et leur séparation des clients que toutes ces activités ont vocation à être délocalisées dans les pays à bas salaires et dans les pays émergents à capacités technologiques. Il convient donc de dépasser l’approche fétichiste des TIC, qui consiste à ne prendre en compte que la faiblesse, voire la quasi-inexistence des coûts de transaction dans les processus de délocalisation et de fragmentation de la chaîne de valeur des activités de services informationnels.
Il est cependant évident que la nature et l’impact de la relation client-fournisseur sur la qualité du service et la localisation des firmes de services se sont complexifiés. Les services immatériels ou cognitifs d’investissement semblent relativement solides et entraînants pour d’autres activités sur les territoires, à l’opposé des services informationnels de consommation intermédiaires (centres d’appel, par exemple) lorsque les informations en jeu se réduisent à des données standardisables.
Certaines entreprises ont procédé à d’importants changements dans les principes structurant leur organisation (portefeuille d’activités fondé sur des compétences distinctives, travail en réseau avec des entreprises-partenaires spécialisées sur des compétences complémentaires, mise en place de dispositifs de gestion des connaissances ou knowledge management). D’autres ont réussi à restaurer la compétitivité de modes d’organisation tayloriens par un recours intensif aux TIC et par l’introduction d’innovations organisationnelles (telles que le « juste à temps »). Mais, lorsque les produits sont peu pondéreux et les coûts de transport faibles, les entreprises organisent un éclatement de la production et de l’assemblage dans plusieurs pays pour bénéficier de faibles coûts de main-d’œuvre. Elles recourent aux TIC les plus modernes pour accélérer les flux et répondre aux variations rapides de la demande (habillement, centres d’appel).
Ce n’est donc pas l’infrastructure informationnelle qui sanctionne un changement de modèle productif tel que le passage du fordisme vers un autre régime d’accumulation. Des firmes engagées dans des logiques purement tayloriennes d’organisation du travail adoptent ces nouvelles technologies pour rester compétitives. Le taylorisme semble avoir trouvé une seconde jeunesse grâce à la diffusion d’innovations technologiques et organisationnelles. Ainsi apparaît, au sein du système productif, une complémentarité entre une logique productive « cognitive » et une logique productive « taylorienne flexibilisée », en particulier sous l’effet du rôle de la finance, comme cela a été montré dans le chapitre précédent.
Ces deux logiques ont des conséquences distinctes sur la localisation des activités économiques et appellent des stratégies de développement des territoires différenciées. Elles peuvent également se nourrir mutuellement : la géographie du postfordisme implique alors un processus de polarisation des activités dans les grandes régions du centre et, simultanément, une réhabilitation des logiques tayloriennes de « périphérisation » sur des bases de plus en plus sélectives.
Deux conclusions émergent de cette analyse. En premier lieu, dans l’ensemble des secteurs, qu’ils relèvent de l’ancienne ou de la nouvelle économie, l’on observe – selon des proportions variables – une cohabitation des deux logiques productives « taylorienne » et « cognitive ». En second lieu, l’économie du savoir et de l’information, appuyée par les nouvelles technologies, ne se traduit pas par une organisation réticulaire (en réseau) et décentralisée. La montée en puissance de l’économie du savoir et de la finance a plutôt engendré des processus de polarisation et de concentration sur la planète.
En fait, il y a coexistence entre deux mouvements de polarisation et de « périphérisation » des systèmes productifs et financiers. Cela tient aux structures de marché (nature de la concurrence, spécificité des produits, innovations, etc.) ainsi qu’à l’emprise de la finance qui les poussent même vers un mariage forcé, déséquilibré, au profit des anciens modèles productifs. Car les exigences de rendement financier des actionnaires et des investisseurs amènent les entreprises à tenter d’optimiser leur organisation en combinant au mieux les modes de production les plus performants. Ainsi, tout en ayant été le moteur de la mise en œuvre de l’économie de la connaissance, la finance favorise le retour de la vieille économie et la domination du néotaylorisme dans les entreprises industrielles et de services.