La finance, facteur d'hybridation des logiques productives
Surtout lorsqu’elles sont cotées en Bourse, les entreprises obéissent à une logique actionnariale et ont pour objectif prioritaire la création de valeur pour l’actionnaire. Elles mobilisent toutes leurs armes stratégiques (industrielle, commerciale, financière) dans ce but. Dans un grand nombre d’entreprises, l’innovation et l’exploitation des connaissances sont les principales sources de création de valeur pour les actionnaires. Comme nous l’avons vu, le capitalisme moderne fonctionne autour d’institutions, telles que le capital-risque et les nouveaux marchés (Nasdaq), qui ont pour vocation de valoriser et de financer le savoir et les innovations pour en tirer des revenus.
Cependant, pour atteindre leur objectif de création de valeur pour l’actionnaire, les entreprises ne se contentent pas d’exploiter au mieux leur capital cognitif. Elles sont également amenées à recourir à une division du travail taylorienne, fondée sur une logique de coût et de délais minimaux. Autrement dit, afin d’extraire le maximum de valeur au profit de leurs actionnaires, les entreprises pratiquent une hybridation des logiques cognitive et taylorienne de division du travail. Ces formes d’organisation, si elles sont performantes en termes de maximisation des rendements financiers des entreprises, soulèvent des questions quant à leur capacité à assurer une accumulation et une diffusion efficaces des connaissances.
Les formes modernes d’organisation taylorienne :
Dans une logique taylorienne, la création de valeur pour l’actionnaire est recherchée principalement par une baisse des coûts. Pour atteindre cet objectif, les entreprises procèdent à une « décomposition du processus de production » et à une analyse des « chaînes de valeur » à laquelle elles subordonnent leurs décisions. À chaque stade des processus de production et de commercialisation des produits et des services, des coûts et des revenus sont calculés. En bout de chaîne, une marge globale est obtenue par différence entre l’ensemble des coûts et des revenus. Cette approche amène les entreprises à pratiquer des stratégies de « re-engineering » des chaînes de valeur destinées à optimiser l’organisation de la production.
La gestion des chaînes de valeur s’est généralisée dans les grandes entreprises et les banques en tant qu’instrument d’amélioration de la compétitivité et de la rentabilité. Les stratégies des entreprises, et les transformations structurelles qui en ont résulté, ont été directement conditionnées par cette recherche de rentabilité par activité. Ainsi en est-il de la « fragmentation des processus productifs », c’est- à-dire du découpage de la chaîne de production, réalisé dans le but d’optimiser chaque maillon. Les politiques d’externalisation (outsourcing) et de délocalisation (offshoring) découlent directement des stratégies d’optimisation de la chaîne de valeur fondées sur la quête de rentabilité par activité.
Selon notre analyse, les groupes transnationaux opérant dans les secteurs où règne la compétition par l’innovation, s’organisent sur la base d’une hybridation des logiques de division du travail.
D’une part, la maison mère concentre les fonctions stratégiques, telles que la conception et l’organisation de la production, ainsi que les fonctions liées à la dimension cognitive du groupe (R&D, marketing, GRH [gestion des ressources humaines], système d’information).
D’autre part, les segments de l’activité les plus banalisés et les moins stratégiques sont organisés sur la base des principes tayloriens, et externalisés et délocalisés vers les pays à bas salaires. Jouant le rôle de « suzerain », la firme mère recherche une amélioration permanente du coût et de la qualité des produits en faisant jouer la concurrence entre les sous-traitants.
Depuis les années 1990, l’on a constaté que les grands groupes transnationaux n’hésitaient pas à appliquer de nouvelles formes d’organisation, de nature taylorienne, à leurs activités stratégiques, de nature cognitive. Ainsi, une partie croissante des activités de recherche-développement est fragmentée et externalisée. Bien sûr, les grands groupes conservent des laboratoires de recherche internes, mais les nouveaux développements technologiques sont souvent le fait de petites entreprises spécialisées (les start-up), reliées par des contrats à des entreprises de plus grande taille. Ces petites entreprises sont généralement financées par des sociétés de capital-risque. Cette organisation décentralisée de la R&D permet aux grands groupes de ne pas assumer le risque technologique, ou de le mutualiser avec d’autres acteurs.
Menace sur la recherche fondamentale…
Ainsi, les entreprises soumises à la contrainte de rentabilité à court terme sont incitées à réduire leurs investissements risqués, dont le rendement est incertain, ce qui est typiquement le cas des dépenses de recherche. Nous venons de voir que les entreprises cherchaient à externaliser une partie de leurs investissements en R&D dont les gains sont jugés trop aléatoires.
C’est cette logique qui a amené ces dernières à se rapprocher des institutions publiques de recherche (notamment des universités), avec lesquelles elles ont conclu des accords de partenariat. Les pouvoirs publics ont fortement incité les institutions publiques de recherche à s’orienter vers les activités susceptibles d’intéresser les entreprises privées. Ainsi, les critères d’évaluation de la recherche universitaire tendent de plus en plus à intégrer les critères économiques (comme le nombre de contrats signés avec les entreprises, les brevets déposés ou encore les entreprises créées par les chercheurs) .
Les institutions publiques sont d’autant plus enclines à satisfaire les offres lucratives du privé qu’elles subissent une cure d’austérité budgétaire liée aux politiques de régulation des dépenses publiques menées par les gouvernements dans la plupart des pays industrialisés.
Certains observateurs ont déploré cette évolution vers des universités « entrepreneuriales » et vers des laboratoires de recherche publics gérés comme des « quasi-firmes » . L’on peut se demander si ces nouvelles relations entre acteurs publics et privés, destinées à satisfaire des contraintes financières, ne se sont pas construites au détriment de la recherche fondamentale. Or la recherche fondamentale désintéressée et non finalisée est indispensable à une accumulation du savoir sans laquelle il ne peut y avoir de progrès technologique. Les exemples sont nombreux de découvertes scientifiques fondamentales et désintéressées qui ont abouti à des innovations technologiques importantes. Ainsi la théorie de la relativité d’Einstein a-t-elle permis le développement récent des GPS (systèmes de géolocalisation par satellite). De même, le français Albert Fert, Prix Nobel de physique en 2007, s’est lancé dans une recherche fondamentale désintéressée sur les multicouches magnétiques, qui a finalement permis de multiplier par cent les capacités de stockage des ordinateurs.
Les réformes de l’université et des organismes publics de recherche lancées à partir de 2007 en France s’inscrivent dans une logique de priorité aux débouchés immédiats. L’indépendance des chercheurs risque fort d’en souffrir, au détriment de la recherche fondamentale. L’un des aspects les plus contestables de la reforme voulue par les pouvoirs publics français est la modification du statut des enseignants-chercheurs de l’université. Une réforme qui fait l’objet d’un rejet quasi unanime des milieux scientifiques concernés ! Alors que jusque-là leur statut en faisait des agents indépendants, recrutés par des procédures rigoureuses et évalués par leurs pairs, les enseignants-chercheurs se verront désormais appliquer les critères de gestion des ressources humaines de l’entreprise, fondés sur l’objectif prioritaire de l’efficacité économique.