Des institutions clés de l'économie de la connaissance :
La production de nouveaux savoirs s’appuie sur la coexistence de deux modes d’organisation, l’un reposant sur l’appropriation – c’est la fonction de la propriété intellectuelle – et l’autre, sur la divulgation des savoirs, ce qui correspond, par exemple, aux systèmes ouverts tels que les logiciels libres. Depuis les années 1980, les oligopoles mondiaux de la connaissance (pharmacie, biotechnologies, logiciels informatiques, etc.) n’ont cessé de développer des stratégies de lobbying afin de protéger le fruit de leurs dépenses de R&D. Cela s’est traduit, dès les années 1990, par un renforcement des mécanismes d’appropriation des savoirs dans les pays avancés et à l’échelle internationale, en particulier grâce à l’adoption des accords ADPIC (accords sur les droits de propriété intellectuelle liés au commerce) au sein de l’OMC.
C’est dans le domaine des nouvelles technologies que les entreprises ont mené les politiques les plus actives d’appropriation de la connaissance. L’on a en effet assisté à une explosion des prises de brevets dans les secteurs des biotechnologies, des nanotechnologies et des technologies de l’information et de la communication (TIC), autant de domaines dans lesquels se développent actuellement les principales innovations technologiques. Dans les principaux pays industrialisés, les gouvernements ont accompagné cette évolution en organisant un nouveau régime juridique de la propriété intellectuelle. Ainsi, aux États-Unis, le Bayh-Dole Act voté en 1980 a autorisé les firmes à déposer des brevets sur les résultats de la recherche financée sur fonds publics, d’une part, et a ouvert la possibilité de céder ces brevets sous forme commerciale, d’autre part.
Cette loi a signé la fin d’une science ouverte, indépendante des aléas du marché et de la finance La recherche de base est traditionnellement supposée servir d’intrant aux inventions et s’apparenter aux biens communs scientifiques (« scientific commons ») au fondement des autres recherches. En effet, en échange de la subvention publique, orientée principalement vers la recherche de base dans les institutions académiques et autres laboratoires publics, le système mettait à disposition gratuitement et librement les résultats de la recherche. L’attribution de brevets était aussi étroitement limitée à l’invention « utile » et conditionnée au caractère précis et ouvert (« disclosed ») de l’invention, afin qu’elle soit réutilisable par la communauté des inventeurs. D’un point de vue juridique, la brevetabilité a été étendue à des objets larges ou jusque-là explicitement proscrits. Ainsi, dans le domaine de l’informatique et des logiciels, la nouvelle loi autorise la brevetabilité des éléments de connaissance « générique », couramment utilisés par la communauté des programmeurs et des concepteurs de logiciels.
Dès lors, les institutions liées aux droits de propriété intellectuelle et le système financier vont interagir et entrer dans une relation de complémentarité : la transformation de la connaissance en marchandise, par les droits de propriété intellectuelle marchandisables garantissant des rentes d’innovation aux détenteurs de brevets, a créé les conditions nécessaires à l’entrée du capital financier dans l’espace de production de connaissance. La réglementation autorise alors la cotation sur le marché financier de firmes déficitaires, à condition qu’elles disposent d’un fort capital « intangible », constitué précisément par des droits de propriété intellectuelle. Ces firmes d’un type nouveau ont été baptisées « business angels ».
Ainsi, dans la plupart des pays développés, l’orientation progressive des universités et des centres de recherche publics vers des objectifs commerciaux a été facilitée par – et a facilité en retour – la diffusion d’une culture du « chercheur entrepreneur ». En France, où le secteur public de la recherche demeure puissant, les différentes lois sur l’innovation ont également favorisé cette évolution. En Europe, la brevetabilité du vivant a été autorisée par la directive 98/44/CE du 6 juillet 1998 .
Un nouveau compromis s’est donc diffusé dès les années 1990 dans l’ensemble des pays développés, instituant une complémentarité entre la recherche, la connaissance et sa commercialisation, sa marchandisation. Cette complémentarité n’est cependant pas sans risque en cas de retournement boursier, comme on a pu le voir lors de la crise boursière de 2001 avec l’éclatement de la bulle Internet. Quoi qu’il en soit, ce nouvel esprit des lois régissant les droits de propriété intellectuelle a été adopté au niveau international.
L’Organisation mondiale du commerce a été le lieu de négociation des droits de propriété intellectuelle. Ce qui a débouché sur les accords (ADPIC) sur les « aspects du droit de la propriété intellectuelle qui touchent au commerce » signés en 1994 à Marrakech. Ces accords s’inscrivent dans le mouvement de renforcement des droits de propriété intellectuelle, mené à l’initiative des autorités américaines et sous la pression des firmes transnationales. Les accords ADPIC, dont les principaux bénéficiaires sont les firmes multinationales, ont pour conséquence de limiter les transferts de technologies et de connaissances, notamment vers les pays en développement, qui se voient ainsi interdire les pratiques d’imitation. Ce renforcement des droits de propriété intellectuelle ne touche pas de la même manière les pays, les secteurs et les entreprises.