Les institutions du capitalisme financier, une réponse aux besoins de l'économie du savoir
Notre hypothèse est que les institutions du capitalisme à dominante financière ont, en grande partie, pour objet d’apporter des solutions – dans l’intérêt des détenteurs du capital financier – au triple problème de valorisation, d’appropriation et de gestion du risque posé par l’économie du savoir.
De ce point de vue, les principaux arrangements institutionnels du capitalisme financier contemporain sont endogènes à l’économie du savoir.
Deux groupes d’institutions, étroitement liés, jouent un rôle central : la finance de marché et l’entreprise actionnariale.
Les marchés financiers au cœur de l’économie du savoir :
Au cours des deux dernières décennies, les systèmes financiers ont connu de profondes transformations, dont l’une des principales dimensions est le rôle croissant des marchés financiers par rapport à la finance bancaire traditionnelle qui avait dominé la période du fordisme. Certains auteurs ont vu dans cette mutation le passage d’une économie d’endettement bancaire (bank based financial system) à une économie de marchés financiers (market based financial system) . L’émergence de l’économie du savoir peut être considérée comme l’une des raisons principales de ces bouleversements financiers.
Les financements bancaires sont peu adaptés aux actifs immatériels. Les banques éprouvent des difficultés à financer les actifs immatériels par les opérations de crédit traditionnel . C’est là une des causes du processus de « désintermédiation » qui décrit le rôle décroissant des intermédiaires bancaires dans nos économies. D’après la Banque de France, les crédits bancaires ne représentaient plus que 40 % des financements totaux de l’économie française en 2005, contre 70 % à la fin des années 1970 !
Les difficultés rencontrées par les banques sont de plusieurs ordres. Tout d’abord, les actifs immatériels étant généralement spécifiques et non récupérables , comme nous l’avons vu, leur valeur liquidative est incertaine ; ils ne peuvent donc constituer des garanties tangibles (les « collatéraux »). Or le banquier a besoin de se protéger contre le risque par des prises de garanties. En second lieu, le rendement des investissements immatériels étant aléatoire, les entreprises ne peuvent s’engager à honorer la charge de leur dette bancaire sur la base d’échéances fixées à l’avance comme c’est le cas pour les crédits traditionnels.
Par ailleurs, les instruments d’analyse économique et financière dont dispose le banquier sont peu opérationnels pour évaluer les actifs immatériels détenus par l’entreprise. Les chargés de clientèle-entreprise fondent très largement leur analyse financière et leurs techniques d’évaluation (« scoring ») sur des documents comptables et les liasses fiscales. Or les actifs immatériels (compétence, réputation, capacité d’innovation, etc.), qui sont les fondements de la pérennité et de l’avantage concurrentiel dans l’économie de la connaissance, sont très difficiles à appréhender par les données comptables. Le fait, en particulier, que la majorité des dépenses consacrées à la constitution d’actifs immatériels soient comptabilisées comme des charges et non comme des investissements, règle de prudence qui ne convenait pas aux investisseurs, conduit à une sous-évaluation de la rentabilité des firmes dotées d’un important capital immatériel.
Le capital-risque et le Nasdaq. Les difficultés rencontrées par la finance bancaire traditionnelle face aux actifs immatériels ont suscité des innovations financières, dont le « capital-risque » est l’une des plus exemplaires . Il s’agit d’un instrument destiné à financer l’innovation des jeunes entreprises créatives, souvent appelées « start-up » ou « jeunes pousses ». Le capital-risque ou venture capital est né aux États-Unis, dans les années 1940, dans la fameuse Silicon Valley où il s’est considérablement développé durant la phase de la « nouvelle économie », dans les années 1980-1990. Apparaissent alors de petites entreprises d’un type nouveau, avec un fort potentiel de croissance et d’importants besoins de financement ne pouvant être autofinancés, mais n’offrant pas de garanties.
Instrument original, le capital-risque se caractérise par un apport en fonds propres, généralement sous forme de prise de participation, sur plusieurs années (de trois à cinq ans en moyenne). Le personnage principal est le capital-risqueur qui lève des fonds auprès d’investisseurs. Mais celui-ci n’est pas seulement un financeur, il prend une part active dans la gestion de la start-up. C’est généralement un acteur spécialisé : un pharmacien s’il s’agit d’une entreprise de biotechnologie, un ingénieur en informatique si la jeune pousse cherche à développer une innovation dans les TIC. Le capital-risqueur n’est pas un mécène ; son objectif est d’accroître la valeur financière de la start-up et de dégager une forte rémunération grâce à la plus-value réalisée sur la vente de sa participation. Les investisseurs sont ensuite rétribués.
La relation du capital-risqueur avec la start-up a ainsi pu être présentée comme un mariage avec promesse de divorce ! Une fois que la jeune pousse a grandi, les marchés financiers ou les grandes entreprises prennent le relais en rachetant l’entreprise innovante. En effet, soit la start-up est introduite en Bourse, soit elle est rachetée par un grand groupe qui assure ainsi sa croissance externe. Ces rachats ont été particulièrement importants dans les secteurs de l’informatique et des semi-conducteurs.
Aux États-Unis, à partir des années 1980, les fonds de pension ont été les principaux pourvoyeurs de fonds des capital-risqueurs à la suite d’un assouplissement des règles prudentielles qui a autorisé les gestionnaires des fonds à investir dans des actifs hautement risqués. Ainsi a pu être canalisée vers le financement de l’innovation radicale une partie de l’épargne des ménages collectée.
En Europe, les fonds privés (private equity fonds) déjà mentionnés jouent le rôle d’apporteurs de fonds propres dans des sociétés en général non cotées . Ils attendent – et obtiennent souvent – une forte rentabilité. Ils investissent pour une durée relativement courte : la moyenne de leurs prises de participation se situe autour de trois ans. Ces private equity fonds interviennent dans les différentes phases de développement des entreprises : le capital-amorçage pour financer un projet de recherche, le capital-risque pour créer des entreprises, le capital-développement pour accélérer le développement d’une entreprise existante, et, enfin, le capital-transmission pour la reprise d’une entreprise par des tiers. Les opérations des fonds privés ont explosé ces dernières années. En France, les montants concernés ont triplé de 2003 à 2006, avant la crise des subprime. À la veille de la crise en 2007, un salarié sur douze travaillait dans une entreprise contrôlée par ces fonds.
Dans le prolongement du système du capital-risque, des marchés spécialisés ont été créés pour assurer le financement des entreprises engagées dans les nouvelles technologies. Le plus important d’entre eux est le Nasdaq (National Association of Securities Dealers Automated Quotation [Systems]) aux États-Unis. En France, le Nouveau Marché s’est constitué en 1996 sur le modèle du Nasdaq.
Le rôle de ces marchés a été capital pour la « nouvelle économie », à la fin des années 1990. Ceux-ci ont fonctionné sur un mode très particulier qui explique leur succès, mais aussi l’ampleur de leur effondrement au moment de l’implosion de la bulle technologique en 2000. En effet, ils ont financé et coté des entreprises engagées dans les nouvelles technologies qui faisaient des pertes mais avaient une valeur boursière parfois très élevée, liée à des perspectives d’importants profits fondées sur l’exploitation d’innovations jugées très prometteuses par les investisseurs. Certaines sociétés, devenues par la suite des leaders mondiaux, ont profité des facilités offertes par ces marchés du risque. Aux États-Unis, ce fut le cas de Genetech et Myriad Genetics dans les biotechnologies, de Yahoo et Google pour Internet, etc.
La finance de marché « fait système » avec les TIC. Les innovations technologiques et les innovations financières entretiennent des liens étroits. L’essor spectaculaire des marchés financiers a été facilité par l’utilisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication (TIC) et de nouveaux outils tels que les ordinateurs, les réseaux, les logiciels. Ces puissants instruments de calcul et de transmission de l’information sont en mesure de traiter en temps réel des millions d’opérations, d’évaluer à chaque instant les prix de marché des entreprises et de transmettre immédiatement ces données à l’ensemble de la planète. Réciproquement, les TIC n’auraient pu se développer aussi vite sans les facilités exceptionnelles apportées par la finance de marché. Innovations financières et innovations technologiques se sont en quelque sorte nourries mutuellement.
La finance est fondée sur le traitement de l’information. Cette dernière représente tout à la fois la matière première et Y output final des marchés financiers, d’autant plus efficaces – les économistes parlent d’« efficience » – que leurs prix (cours des titres ou des monnaies) véhiculent rapidement une information de bonne qualité. Il était logique, dans ces conditions, que les améliorations apportées par les nouvelles technologies au traitement et à la circulation de l’information profitent directement aux financiers. Un exemple de cette application : les systèmes de cotation électronique (dont s’est dotée la place de Paris avec son indice CAC 40), qui remplacent les traditionnelles cotations « à la criée » sur les marchés et permettent de fixer automatiquement les prix, en confrontant à chaque instant l’ensemble des offres et des demandes grâce à des logiciels très sophistiqués.
En effaçant les frontières nationales, la libéralisation financière a créé les conditions d’une circulation des capitaux sans entrave, à l’échelle internationale. Les TIC ont amplifié cette évolution en permettant aux capitaux de se déplacer sans délai à travers la planète. Les dimensions spatio-temporelles sont abolies : les capitaux circulent instantanément et en tous lieux. C’est le triomphe de l’économie virtuelle à grande vitesse.
Quant à la finance de marché, elle a constitué un adjuvant décisif au développement des TIC. De nouveaux instruments financiers ont été créés pour inciter à prendre des risques dans des secteurs innovants. C’est le cas des fameuses stock- options ou options sur titres – le droit d’acheter des actions de la firme sous le cours du marché -, forme de rémunération indexée sur les profits et la valeur futurs de l’entreprise. Le problème des « jeunes pousses », ou start-up, nous l’avons vu, c’est qu’elles ne gagnent pas d’argent tant que leurs innovations n’ont pas porté leurs fruits. Les stock-options sont un instrument de rémunération des dirigeants ainsi que des « capital-ris- queurs » fondé sur l’espérance de plus-values financières. Une fois les start-up lancées, les « capital-risqueurs » ont deux stratégies possibles pour recouvrer leurs fonds : l’introduction en Bourse, qui permet de négocier au mieux les titres de la jeune pousse nouvellement cotée à de futurs actionnaires, et la vente de la start-up à un autre investisseur, par exemple un fonds d’investissement privé.
Il existe donc un lien étroit entre les marchés financiers et le développement de lieux d’innovation tels que la Silicon Valley aux États-Unis ou le Silicon Sentier en France.
La Bourse, pour faire face à l’incertitude. La Bourse, c’est-à-dire le marché des actions, est devenue une institution centrale du nouveau capitalisme, parfois qualifié à ce titre de « capitalisme boursier » ou « actionnarial » . Les manuels d’économie enseignent que sa fonction principale consiste à apporter un financement aux entreprises. En fait, cette fonction n’est pas la plus importante. Car l’on constate que, globalement, les entreprises versent plus à leurs actionnaires qu’elles ne reçoivent de fonds de la part de ces derniers.
Dans la réalité, la Bourse remplit deux autres fonctions essentielles : d’une part, elle offre aux entreprises un moyen de lutter contre l’incertitude et, d’autre part, elle permet d’évaluer les entreprises et leurs actifs. Comme l’a montré Keynes, la Bourse est avant tout un lieu de transformation du capital productif en argent, ce qu’il appelle la fonction de « liquidité ». Cette dernière notion correspond tout simplement au fait que les titres (actions) négociables sur ces marchés peuvent être échangés à tout moment. La liquidité est ce pour quoi les marchés financiers sont faits .
La Bourse permet de desserrer les contraintes, d’un côté, de ceux qui veulent devenir entrepreneurs mais n’ont pas assez d’épargne – ils peuvent lever des fonds en faisant un « appel public à l’épargne » sous forme d’une émission de titres -, d’un autre côté, de ceux qui ont de l’argent à prêter mais souhaitent pouvoir le récupérer, une fois l’investissement réalisé dans l’entreprise. La Bourse permet de résoudre ce problème, dit de 1’« irréversibilité » des investissements en capital productif, en rendant disponibles à tout moment, et donc liquides, les titres dont elle organise les échanges. L’investisseur peut revendre ses titres quand il le souhaite, par exemple s’il craint une baisse de leur valeur ou s’il entrevoit de meilleures formes de placement : la liquidité boursière le protège contre l’incertitude. Ce rôle est absolument essentiel dans le capitalisme contemporain.
Comme nous l’avons montré plus haut, une grande incertitude pèse souvent sur le rendement des actifs immatériels, dont le poids est devenu prépondérant dans les économies fondées sur l’exploitation des connaissances. Le marché de la Bourse permet aux entrepreneurs de trouver des investisseurs qui acceptent de prendre des risques, car ces derniers savent qu’ils pourront s’en protéger grâce à la liquidité du marché. La Bourse permet la rencontre des entrepreneurs innovants et des investisseurs qui, ensemble, font « commerce des promesses », selon l’expression de l’économiste Pierre-Noël Giraud.
La Bourse et l’évaluation des actifs immatériels. La seconde fonction stratégique de la Bourse concerne l’évaluation des entreprises et de leurs actifs. On a vu que dans l’économie du savoir, d’une part, la capacité productive des entreprises dépend de leur capacité à accumuler et à maîtriser les actifs immatériels, mais que, d’autre part, la valeur d’échange de ces actifs est théoriquement indéterminée du fait des caractéristiques particulières de ces derniers. Le « tour de force » de la Bourse est de contourner cet obstacle majeur.
La cotation du capital des entreprises sur les marchés boursiers permet, en effet, d’attribuer une valeur financière à ce capital, en particulier intangible. La théorie financière standard s’appuie d’ailleurs sur la notion de valeur d’usage du capital des entreprises pour définir la valeur boursière de ces dernières. Ainsi, selon la définition bien connue de deux économistes américains, Robert Gordon et Edward Shapiro, la valeur fondamentale d’une action est égale à la valeur actualisée des flux de dividendes futurs versés par l’entreprise. Le prix d’une action dépend donc des rendements futurs de cette action telle que les marchés l’évaluent aujourd’hui (principe d’actualisation).
Ce rôle d’évaluation de la Bourse est particulièrement important à propos du capital intangible (ou incorporel) des entreprises. Le poids de cet actif n’a cessé de croître, conséquence de la montée en puissance du capital immatériel des entreprises. Toutes les études montrent que ce dernier représente désormais la plus grande part de la valeur boursière des entreprises. En moyenne, pour les entreprises européennes, plus de 60 % en 2007 … Le capital intangible d’une entreprise comprend deux catégories d’actifs : les actifs incorporels identifiés par les plans comptables tels que les brevets qui ont une valeur marchande, et les actifs non identifiés, qualifiés de « goodwill ». Selon l’analyse financière traditionnelle, le good¬will comporte trois éléments principaux : le fonds de commerce, les marques et les écarts d’acquisition. Il n’est pas enregistré directement au bilan, à la différence des actifs immatériels identifiés. Il est calculé comme l’écart entre la valeur comptable et la valeur de marché de l’entreprise.
Dans la mesure où elle résulte d’une évaluation purement boursière, la valorisation du goodwill dépend largement de l’opinion commune des actionnaires, qui se décline sous forme de confiance, d’audience, ou de mode. Les mécanismes qui président à la formation de cette opinion commune sur les marchés sont bien connus .
On sait que la confiance, la mode, le mimétisme y jouent un rôle décisif. Du fait de l’importance prise par l’opinion des marchés financiers, les dirigeants des grandes entreprises dépensent beaucoup de temps et d’énergie à « communiquer » avec eux. D’où, depuis les années 1980, des investissements considérables en communication et en marketing, pour se construire une réputation et une marque destinées à donner une position de monopole symbolique, fondement du good¬will.
À titre d’illustration, ces dépenses atteignent un tiers du chiffre d’affaires de Microsoft, ce qui est considérable. Destinées à construire l’image de Microsoft, elles sont aussi importantes que celles consacrées à la conception, au développement et à la production de nouveaux logiciels. Des firmes comme McDonald’s, Coca-Cola ou Nike dépensent également des sommes vertigineuses pour se forger un nom de marque, qui constitue leur capital immatériel et leur permet – comme Microsoft – de dominer leur marché grâce à un monopole symbolique. La rente de monopole symbolique devient la source principale de profits pour les grandes firmes. Warren Buffet a construit sa fortune, l’une des premières du monde, en investissant dans des sociétés à marque forte, comme Gillette, American Express, Disney, McDonald’s, Coca-Cola , etc.
La portée proprement politique de ce pouvoir symbolique est très bien analysée par l’écrivain et militante altermondialiste Naomi Klein dans No Logo . La publicité omniprésente des grandes firmes exerce une mainmise totale sur l’espace public, nourrit l’imagination, conditionne les esprits. Car c’est la marque qui fait la valeur du produit, et non l’inverse. La finance, dont l’une des fonctions est d’évaluer les entreprises, joue un rôle central dans ce processus. En effet, les autorités et les experts des marchés financiers construisent un discours médiatisé qui tend à fonder la valeur des entreprises sur leur image et leur réputation.
La finance contribue à forger l’opinion publique. Un certain nombre d’économistes d’inspiration keynésienne font le lien entre finance et connaissance, en montrant que les experts de la finance exercent un véritable pouvoir sur l’opinion. Selon cette analyse, la domination des marchés financiers s’exerce par le discours et la représentation de l’économie qu’ils tendent à imposer comme un « savoir commun ». L’une des fonctions de la finance est en effet de produire des évaluations, qui relèvent du jugement, de l’opinion ou encore de la croyance, comme le montre bien l’économiste André Orléan . Les acteurs financiers sont des « faiseurs d’opinion ». Ils contribuent à produire des analyses qui n’ont pas vocation à constituer des représentations fidèles et ancrées dans le « réel ». Notamment parce que ces évaluations constituent souvent des paris sur l’avenir (les profits futurs des entreprises, par exemple). Mais également parce que, dans une économie fondée sur la connaissance, la valeur des entreprises dépend de plus en plus d’actifs immatériels difficiles à évaluer.
Selon cette analyse, la finance apparaît comme un langage. Elle produit un discours destiné à créer de la confiance et à construire une représentation de la réalité économique. Ce discours tend à s’imposer car il est véhiculé par des experts, par exemple des analystes financiers qui ont parfois un véritable rôle de « gourous ». Les marchés financiers sont ainsi des marchés d’opinion qui ne fonctionnent pas d’une façon démocratique, car ils sont constitués d’acteurs professionnels qui contrôlent largement les leviers d’action et l’espace médiatique.