Une production décentralisée et déterritorialisée?
Les thèses du « tout cognitif » et du « tout technologique » concluent toutes deux, concernant la géographie des systèmes productifs, à la déterritorialisation et à la mise en réseau des acteurs, d’une part, à la continuité numérique, d’autre part. Cette vision caricaturale tient en partie à la confusion entre l’information et son support de transmission, les technologies de l’information et de la communication (ou TIC), d’un côté, les connaissances et le travail dit « immatériel » lui-même, de l’autre. L’information est un ensemble de données plus ou moins structurées qui circulent notamment grâce aux TIC, alors que la connaissance implique un processus intellectuel permettant une utilisation de l’information. La distinction est essentielle : aujourd’hui, les pays du Sud peuvent avoir accès à de nombreuses informations grâce à Internet, mais cela ne signifie pas que leur niveau de connaissance se soit amélioré pour autant. L’éducation et l’apprentissage sont nécessaires pour transformer l’information en connaissance.
Ainsi, la confusion entre nouvelles technologies, information et connaissance amène certains économistes à conclure, de manière contestable, que l’une des conséquences du passage d’une économie industrielle à une économie informationnelle serait une spectaculaire décentralisation de la production à l’échelle de la planète.
C’est le message délivré par Robert Reich dans son best- seller L’Économie mondialisée (1993) . En France, le Conseil d’analyse économique (CAE), organisme rattaché au Premier ministre, présentait des conclusions similaires dans un rapport sur La Société de l’information (2004). Selon ces analyses, avec le passage à l’économie informationnelle, confondue avec l’économie de la connaissance, l’entreprise-réseau aurait remplacé l’entreprise hiérarchisée. Les formes de coopération et de communication à l’intérieur de chaque site de production et entre les différents sites seraient désormais structurées horizontalement, chaque unité ayant son autonomie. Cette large décentralisation, qui trancherait avec la concentration fordiste, aurait été rendue possible par l’efficacité des transports et des télécommunications . Aussi, la production des marchandises étant totalement décentralisée, « les travailleurs peuvent même rester à la maison et se brancher sur le réseau ».
La production s’organiserait de manière horizontale en réseaux de communication, conduisant à une « déterritorialisation » des sites de production, dont les délocalisations seraient l’une des formes. Les firmes tendraient vers une existence virtuelle. Ce sont les « entreprises sans usines », dont le modèle serait Alcatel, désormais fusionnée avec Lucent, qui a vendu la plupart de ses sites de production dans le monde. Si de telles caractéristiques peuvent se retrouver dans certains secteurs et pour certains fragments des processus productifs (les centres d’appel dans les services, par exemple), la réalité observée est, en général, bien loin de la déterritorialisation de la production. Les activités industrielles et tertiaires – en particulier celles qui sont denses en connaissance – sont au contraire plus que jamais concentrées dans les grandes agglomérations.
Derrière les TIC et l’information, les logiques de division du travail :
L’image idyllique d’un monde organisé en réseau ne correspond que très partiellement à la réalité. En fait, ce ne sont ni les TIC, ni l’information, ni même l’immatériel qui caractérisent la régulation des économies capitalistes entrées dans l’économie de la connaissance. Ce qui détermine les nouvelles formes de création et de distribution des richesses dans l’économie mondiale, ce sont plus fondamentalement les transformations des logiques de division du travail entre les firmes et en leur sein, entre les niveaux local, national ou international.
Les groupes industriels insérés dans une logique de division cognitive du travail cherchent alors à réaliser des économies sur la part désormais prépondérante du capital immatériel en démultipliant les applications productives potentielles des quelques blocs de savoirs qu’elles parviennent à intégrer. Dans ce schéma, les activités productives se répartissent entre les territoires en fonction des compétences spécifiques qui y sont maîtrisées. Leur localisation est d’abord déterminée par la recherche d’éléments favorables au développement des compétences des firmes. Celles-ci recherchent moins des coûts limités qu’un environnement stimulant leur capacité d’apprentissage. L’île-de-France illustre bien ce phénomène : en dépit de coûts unitaires plus élevés que les autres régions technologiques d’Europe, elle en demeure la première zone d’attraction des investissements étrangers en R&D. En revanche, elle attire beaucoup moins les sièges sociaux en quête de fiscalité avantageuse.
Toutefois, même dans le domaine de la R&D, les deux logiques d’organisation, cognitive et taylorienne, se rencontrent à l’échelle mondiale : une partie des délocalisations vers les pays émergents concerne uniquement les segments de développement, et non les activités de recherche fondamentale (cas de la Chine). Tandis que les fusions-acquisitions, qui se développent entre firmes des pays de la Triade, s’inscrivent plutôt dans une logique de division cognitive du travail sur des bases d’éléments d’excellence complémentaires.
Fragmentation internationale de la R&D :
Dans le domaine de l’innovation, la division internationale de la R&D présente deux grands avantages pour les entreprises : ces dernières peuvent, d’une part, tirer parti d’une main-d’œuvre externe bon marché et qualifiée, souvent étrangère et, d’autre part, capter les informations scientifiques et techniques produites ailleurs, notamment dans le cadre d’accords de coopération avec des concurrents.
Toutefois, l’organisation fragmentée de la R&D, avec la constitution d’équipes de recherche dispersées à l’échelle internationale, est surtout efficace pour le travail scientifique et technique routinier, par exemple la programmation informatique, qui se délocalise facilement dans les pays émergents. En revanche, pour le travail scientifique et technique fondamental, celui qui fonde l’accumulation du savoir dans l’entreprise et sa transformation en invention, cette organisation et sa coordination par les TIC risquent d’avoir des effets négatifs à long terme .
La principale raison est que l’organisation taylorienne du travail est incompatible avec l’accumulation de connaissances scientifiques et techniques informelles et tacites qui sont au cœur du processus d’innovation. La recherche de flexibilité dans la gestion des effectifs (l’usage de contrats de travail à durée déterminée, par exemple) peut conduire à des rotations importantes de personnels dans les services de R&D. Ce qui risque d’entraîner la perte de connaissances et informations informelles. Les logiciels de travail coopératif, ou ceux de knowledge management (gestion des connaissances), ne permettent de sauvegarder que les savoirs codifiés. Il n’existe pas en effet de technologie capable de gérer et stocker cette part irréductible et essentielle du capital- savoir qu’est le savoir-faire non codifiable. Ainsi l’organisation taylorienne flexible est-elle susceptible de nuire à l’accumulation du capital-savoir et de freiner les innovations.
En fin de compte, contrairement aux prédictions de certains auteurs, qui donnent une vision idéalisée et parfois simpliste du rôle des nouvelles technologies, le nouveau capitalisme mondialisé, fondé sur l’économie de la connaissance, paraît plus polarisé, et donc plus inégalitaire, que le capitalisme fordiste. Les investissements directs étrangers, à la recherche de marchés ou de compétences spécifiques, se concentrent largement dans les pays riches et dans quelques pays émergents à bas salaires et à capacités technologiques (Chine, Inde, Amérique latine). Ce phénomène marginalise les pays dont les seuls atouts sont la disponibilité d’une main-d’œuvre abondante à bas prix, ou de ressources naturelles ; l’insertion de ces pays dans la division internationale du travail était plus forte au cours de la période fordienne, durant laquelle les entreprises visaient davantage l’accès aux matières premières dans leurs politiques d’investissements à l’étranger.