Un capitalisme hybride fondé sur les logiques taylorienne et cognitive :
Dans la réalité, nos économies sont plus complexes que ne le laissent entendre la plupart des analyses. Deux constats fondent cette vision du capitalisme postfordiste. Tout d’abord, il y a « hybridation » des formes nouvelles (cognitives) et anciennes (tayloriennes) de division du travail . Ce qui change largement la lecture que l’on peut avoir du fonctionnement des économies modernes. Il ne s’agit pas uniquement d’un problème de coexistence transitoire de deux modèles dont l’un est susceptible de devenir dominant et homogène, comme le prétendent les défenseurs de la thèse du capitalisme cognitif. Il s’agit d’une dualité profondément ancrée dans la nature même de ce nouveau capitalisme articulant de manière complémentaire et contradictoire finance et connaissance au cœur du système productif.
En second lieu, on ne peut étudier séparément la finance et le savoir. Ces deux dimensions centrales du capitalisme sont interdépendantes. D’un côté, la finance conditionne le fonctionnement des entreprises. Mais, d’un autre côté et de manière symétrique, les besoins de l’économie du savoir ont contribué aux mutations des systèmes financiers modernes.
Les logiques taylorienne et cognitive : différentes mais compatibles
Il est fréquent d’entendre que le taylorisme – mode d’organisation du travail poussant à son paroxysme la division des tâches en vue d’obtenir le rendement maximal de chacune – serait devenu caduc avec les nouvelles formes d’organisation des firmes en réseaux. Or la réalité se révèle plus complexe. Contrairement à une conception répandue, non seulement la division taylorienne du travail n’a pas disparu, mais elle coexiste avec les nouvelles formes d’organisation du travail auxquelles elle est étroitement imbriquée.
Pour bien comprendre cette hybridation entre modèles productifs taylorien et cognitif, il faut faire appel à la notion de division du travail qui comporte trois dimensions principales : le mode de fragmentation ou de découpage des processus de production ; le type de localisation des différents fragments ; le mode de coordination et de réintégration des différents éléments.
Dans l’organisation taylorienne qu’évoque la chaîne de montage de Charlie Chaplin dans Les Temps modernes, les tâches sont fragmentées et organisées selon le seul critère de la réduction des coûts. Cette division du travail, dominante durant la période fordienne de l’après-guerre (1950-1970), fragmente les processus de production autour d’opérations homogènes, dont le rendement augmente avec la spécialisation : par exemple, l’on découpe la fabrication d’une chemise en manches, poignets, boutons, etc. de telle sorte que chaque opération puisse être menée séparément par des ouvrières spécialisées. Les gains de productivité et les potentiels de croissance de cette forme de division technique du travail reposent large-ment sur l’étendue et le dynamisme du marché. Les firmes cherchent alors à réaliser des économies d’échelle en augmen-tant les volumes des unités de production.
Concernant la localisation des différents segments, les usines sont localisées en fonction des avantages comparatifs des pays et des coûts de transport. La division taylorienne du travail renvoie avant tout à la gestion des coûts et à l’optimisation des flux. Pour réintégrer et coordonner les processus de production séparés, les coûts de transaction (transports, coordination, etc.) doivent être comparés aux feains de la fragmentation et de la délocalisation. Lorsque le coûts de transport sont trop élevés, surtout pour des produits pondéreux comme les voitures, la dispersion géographique sera limitée. À l’inverse, pour les activités immatérielles comme les services (centres d’appel), les possibilités sont plus étendues. L’arbitrage est donc simple pour les firmes.
Mais les problèmes sont tout autres lorsqu’il s’agit d’un mode de division cognitive du travail. Celui-ci consiste à décomposer les processus de production en fonction de la nature des savoirs nécessaires à la réalisation des différentes activités. Les modes de production sont découpés non plus en opérations définies, mais en blocs de savoirs homogènes. Ces derniers reposent sur les principes scientifiques et techniques autour desquels se forgent l’interprétation des informations, la création des connaissances nouvelles et les apprentissages (voir l’encadré). Dans cette configuration, le travail est spécialisé sur un « champ de compétences », éventuellement polyvalent en termes de tâches effectuées, mais spécifique aux connaissances définissant le bloc de savoirs et aux investissements, souvent immatériels, consacrés à son développement. Les économies réalisées tiennent à la nature cumulative des savoirs, dont le développement est d’autant plus important, et les coûts d’acquisition d’autant plus faibles, que la base de connaissances acquises dans un bloc est élevée. Les entreprises redéfinissent le contenu de leur activité fondée sur des compétences concentrées sur un ensemble cohérent de blocs de savoir, et adoptent alors des modes d’organisation orientés vers maximisation de la capacité d’apprentissage et d’innovation.
Chez Nike et Adidas, leaders mondiaux de la chaussure de sport, les blocs de savoirs stratégiques sont la conception et la R&D, d’un côté, et le marketing, de l’autre. Suivant le principe de division cognitive du travail, la production de chaque segment tend à se localiser là où résident les compétences associées aux blocs de savoir sous-jacents . Ainsi, pour la R&D, les firmes localisent et concentrent leurs activités dans les grands centres régionaux d’excellence technologique. Le fait que des régions voisines présentent des coûts comparatifs moindres ne |(niera qu’un rôle mineur dans l’attractivité des activités de connaissance, surtout lorsque celles-ci sont tacites, exigeant îles interactions fortes entre les chercheurs et les ingénieurs.
Enfin, le mode de coordination et de réintégration des différents fragments ne répond pas non plus aux mêmes logiques que dans la division taylorienne du travail. Dans la mesure où il s’agit moins d’assembler des pièces que d’intégrer des savoirs hétérogènes, la compatibilité entre les fragments est rarement assurée à l’avance (notamment par une logique de standardisation) mais doit se construire au cours du processus productif. chaque partie prenante doit s’efforcer d’infléchir sa trajectoire technologique de manière à prendre en compte les contraintes imposées par le projet collectif.
On le voit, les deux logiques de division du travail – taylorienne et cognitive – sont très différentes. Mais, dans la réalité, le capitalisme contemporain s’en nourrit. Non seulement ces logiques coexistent, mais elles sont complémentaires. Elles se renforcent mutuellement au sein des entreprises dans leur recherche d’efficacité en termes de compétitivité et de rendement financier. Il y a donc hybridation des deux logiques, ce qui est souvent mal compris par ceux qui tendent à les opposer sans voir qu’elles sont complémentaires.
La combinaison du néotaylorisme et de l’organisation cognitive de la production:
On retrouve souvent pour chaque acteur, et pour différents fragments des processus de production, la mise en œuvre conjointe des deux logiques. Toutefois, sous l’effet des TIC et des progrès dans les transports, l’organisation taylorienne s’est adaptée aux nouvelles exigences concernant les rapports entre le centre et les périphéries (rapidité des délais de livraison, flux tendus, personnalisation, interaction points de distribution, centre de conception et de fabrication). D’où la notion de taylorisme flexible. Le fonctionnement du producteur d’ordinateurs.
Dell illustre bien également la coexistence de cette double dimension cognitive et taylorienne flexible.
L’hybridation des logiques taylorienne et cognitive a plusieurs causes.
Elle provient en particulier de la complémentarité des deux dimensions de la concurrence dans les économies contemporaines, liées au degré d’innovation et au prix. Lorsque le mode de concurrence dominant est la course à l’innovation, les firmes sont incitées à adopter le principe cognitif de division du travail pour une partie fondamentale de leurs compétences (en particulier le marketing et la R&D) .
Dans une logique cognitive de division du travail, la répartition géographique des activités favorise leur polarisation pour bénéficier des économies d’agglomérations. L’exploitation des connaissances, en particulier lorsque celles-ci sont tacites, c’est-à-dire non codifiées par des brevets, des licences, etc., implique une proximité des acteurs, ce qui engendre des effets de polarisation et d’inégalités territoriales. Ces logiques cognitives mettent en jeu des compétences spécialisées ou spécifiques et exigent une sélection sévère participants sur un critère d’excellence technologique. Ce qui engendre une fracture durable entre les acteurs et les territoires qui sont insérés dans ce type de division du travail et ceux qui en sont exclus, tant au niveau de l’emploi que des revenus. Les écarts de revenus entre les qualifiés et les non-qualifiés s’amplifient ; ils augmentent à l’intérieur même du bloc des qualifiés par un effet de « starisation » des compétences (dont la rémunération par stock-options est une illustration).
Mais les firmes ont en même temps besoin d’intégrer étroitement la logique taylorienne pour les autres parties de leur processus de production afin de faire face à la concurrence par les prix. La division du travail taylorienne, fondée, nous l’avons vu, sur une fragmentation technique, non seulement coexiste avec la division du travail cognitive, mais lui est aussi complémentaire, voire indispensable. La division cognitive sert à délimiter le champ de compétence de la firme dans laquelle l’investissement sera concentré, dans une logique d’excellence et de long terme. La division taylorienne sert à externaliser les actifs génériques de la firme dans une logique de minimisation des coûts dans un minimum de temps : c’est la stratégie « coût minimal, délai minimal ».
Ainsi, les grands groupes mondiaux de chaussures de sport comme Adidas, qui a racheté Reebok pour devenir le deuxième fournisseur mondial, ou encore Nike ou Puma ont renforcé leurs compétences en R&D, d’une part, et en marketing, d’autre part. Ce phénomène s’accompagne d’une délocalisation en Asie des segments matériels de fabrication de la chaussure (une trentaine d’usines ont ainsi été délocalisées en Asie par Adidas), qui permet de dégager des marges permettant, en retour, de financer la R&D et le marketing. New Balance qui, historiquement, fabriquait des chaussures en Grande-Bretagne et aux États-Unis, a également décidé de sous-traiter en Asie une gamme élargie de produits plus accessibles. C’est aussi le cas de Dell dans le secteur informatique.
Dans l’ensemble des secteurs, des activités sont simultanément soumises à la concurrence fondée sur l’innovation (logique cognitive) et sur les prix (logique taylorienne), l’importance de ces deux formes de concurrence étant variable. Dans les domaines intensifs en R&D (électronique, informatique, pharmacie, biotechnologies, etc.), les effets de polarisation sont dominants. Les logiques centrifuges de délocalisation vers les pays périphériques s’observent dans les activités concurrentielles à faibles barrières à l’entrée, employant une main-d’œuvre moins qualifiée (habillement, jouets, chaussures, centres d’appel, services informatiques de saisie, services de comptabilité, etc.). D’où la compatibilité, dans la mondialisation contemporaine, de logiques de concentration et de dispersion des activités.
Au total, on ne peut comprendre le fonctionnement réel et la complexité de l’économie mondialisée sans prendre en compte ce processus d’hybridation des logiques productives. C’est ce qui explique la coexistence de phénomènes en apparence contradictoires. D’un côté, un processus de délocalisation de la production résultant d’une fragmentation taylorienne et, de l’autre côté, un mouvement de polarisation des activités intensives en connaissance, avec une concentration de la plupart des investissements directs à l’étranger (IDE) dans les pays riches et dans quelques pays à bas salaires et à capacités technologiques (Inde et Chine, notamment).