Le savoir et la finance: L'économie de la connaissance, source d'inégalités
La vision optimiste véhiculée par la plupart des théoriciens de l’économie de la connaissance est, nous le montrerons, largement contredite par les faits. Dans la réalité, cette économie est inégalitaire, car elle fonctionne selon une logique de polarisation, ce qui semble donner raison à Castells et Gorz.
Dans sa phase de croissance extensive du XIX siècle et de la première moitié du xx° siècle, puis durant la croissance fordiste des Trente Glorieuses (1945-1975), le système capitaliste avait besoin de s’étendre sectoriellement et géographiquement, en intégrant de nouvelles régions. Ce fut le rôle de la colonisation des pays en développement.
Paradoxalement, la nature de la mondialisation, depuis les années 1980, obéit à une logique différente. Désormais, le capitalisme peut créer des richesses sur des bases géographiques restreintes : le renouvellement permanent des produits par l’innovation et l’augmentation considérable de leur variété suffisent à satisfaire des couches de consommateurs aisés, dont les goûts pour la singularité sont pris en compte grâce à l’utilisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Dans les secteurs industriels de l’informatique, de l’automobile et de la téléphonie mobile, les producteurs adaptent leur offre aux besoins personnels des consommateurs à revenus moyens et élevés, et ne se préoccupent pas des bas revenus. Cette possibilité leur est offerte par la productique, qui permet de dessiner les caractéristiques du produit en fonction de la demande personnalisée avant de lancer la production.
Depuis le début des années 1990, les (grandes) multinationales ont progressivement rompu avec la configuration traditionnelle façon Vernon , selon laquelle les activités de recherche-développement étaient pour l’essentiel concentrées dans le pays d’origine. La délocalisation à l’étranger ne concernait au départ que les fonctions traditionnelles de l’entreprise : production, assemblage, distribution. Lorsqu’elles réalisaient de la R&D à l’étranger, ce n’était guère que pour améliorer les produits afin de les adapter à la demande locale adressée à leurs filiales (R&D adaptative). Désormais, les grandes firmes multinationales organisent de plus en plus leurs activités d’innovation au niveau mondial dans une logique d’accès aux compétences scientifiques et technologiques complémentaires dans les grandes agglomérations des pays avancés.
La mondialisation de la technologie s’effectue selon trois objectifs différents :
– l’exploitation de la technologie (achats de brevets, cessions de licences, contrats d’ingénierie, etc.) ;
– la coopération scientifique et technique (coprojets ou alliances sans prise de participation en capital) ;
– la « production mondiale » de technologie, qui va de pair avec les investissements directs à l’étranger.
Traditionnellement, la production de la technologie demeurait basée dans les pays d’origine des firmes multinationales. Depuis la fin des années 1980, l’on assiste à une nette progression d’ensemble de l’internationalisation des activités de R&D. La part de ces dernières implantée à l’étranger par les multinationales atteint en moyenne près d’un quart pour l’Allemagne, la France et l’Italie, et près de la moitié pour le Royaume-Uni. Mais cette mondialisation de la technologie suit également une logique forte de polarisation dans les pays développés de la Triade (voir plus haut). La mondialisation de la R&D et de la technologie reste circonscrite aux plus grandes firmes et à un nombre relativement restreint de domaines.
Sur un ensemble de 339 centres de R&D référencés , seuls 47 projets sont localisés dans les pays à faibles revenus (soit 14 %), contre 86 % pour les pays à hauts revenus. Les projets de localisation des activités de développement stricto sensu (et non de recherche) visent à peu près à parts égales les deux types de pays. Par exemple, IBM a ouvert, dès 1997, des centres de R&D à Pékin, Haïfa, Delhi, etc. Lucent Technologies a fait de même dans dix-sept pays. Microsoft a créé un centre de recherche à Pékin, tout en maintenant l’essentiel de ses activités de recherche aux États-Unis et en Europe. En revanche, s’agissant de la catégorie que nous appelons « d’excellence technologique mondiale », c’est-à-dire les « laboratoires de recherche globale », les projets se concentrent à près de 99 % dans les pays à hauts revenus.
Au total, une rupture s’est produite dans les économies capitalistes depuis la crise du fordisme. Une nouvelle économie fondée sur la connaissance s’est développée à partir d’une accélération des investissements en la matière (R&D, éducation, formation, logiciels, etc.). Mais, loin de se traduire par une décentralisation et une diffusion généralisée des activités productives à l’échelle mondiale, elle est à l’origine de fortes inégalités entre les territoires comme entre les populations.